Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle
Mireille Chabal
Pierre rencontre
Paul et le salue, Paul lui rend son salut : leur salut est réciproque.
On parle aussi d’échange de saluts, voire d’interaction. Mais est-ce un
échange, est-ce une interaction ? Et jusqu'à quel point la réciprocité
formelle, mathématique, binaire, s'y applique-t-elle ?
Dans un
triangle, si le carré d’un côté est égal à la somme des carrés
des deux autres côtés, alors ce triangle est rectangle : c’est la
réciproque du théorème de Pythagore ; la conclusion devient
l’hypothèse, l’hypothèse devient la conclusion. La réciprocité logique,
qu’on appellera formelle, est la réversibilité de l’hypothèse et de la
conclusion (d’un théorème) ou bien celle du sujet et de l’attribut
(d’une proposition), ou encore de la cause et de l’effet (d’un
phénomène).
Si l’on
s’intéresse à la subjectivité de Pierre et de Paul, ne faut-il pas
prendre en compte une réciprocité anthropologique plus complexe que la
simple réciprocité formelle ? La réciprocité anthropologique relèverait
d'une logique plus fine que la logique usuelle d’identité, elle ferait
apparaître entre les partenaires un Tiers qui les humaniserait, elle
serait anthropogène, elle ferait de nous des êtres de parole.
Aristote l'avait
aperçue : nous sentons ensemble, disait-il, énonçant un cogito, ou
plutôt un sunaisthanometha pluriel et affectif. 1 Cette affectivité
commune est parfois comprise comme une fusion. Nous l'interprèterons
plutôt comme fusion et différenciation à la fois, Tiers contradictoire
en lui-même et nous essaierons de montrer que c'est cela qui
produit le sens.
Le recours
à une logique plus générale que la logique classique d'identité, la
logique dynamique du contradictoire, que Stéphane Lupasco a proposée en
1951 est resté longtemps tabou parce qu'on a cru celle-ci
irrationnelle. Cependant depuis deux ou trois décennies, sans doute
sous l'influence de Lacan2 ce tabou semble se fissurer.3Nous tâchons
de montrer pourquoi la logique du contradictoire de Lupasco est
éclairante dans les faits humains. Nous prenons donc nos distances avec
la réduction par Lévi-Strauss de la réciprocité anthropologique, sous
sa forme du donner-recevoir-rendre de Mauss, à un échange, et,
également, avec la réduction de la réciprocité anthropologique et
anthropogène à une interaction, la Wechselwirkung kantienne chère à
Simmel.
Mise à l'écart de la réciprocité, comprise comme réciprocité formelle
L’idée de
réciprocité appliquée aux dons et à bien d’autres relations humaines
est souvent récusée parce qu’elle est comprise comme la
réciprocité formelle qui préside à l’échange : je
donne si tu donnes.
Voici par
exemple Hans Jonas : nos devoirs envers les générations futures, à
établir comme un impératif catégorique, ne sauraient se fonder sur la
réciprocité : par définition, qu’ont-elles fait pour
moi ?4 Voici Emmanuel Levinas : je suis responsable de
l'autre, jusqu'à me substituer à lui, répondre de ses actes, mais
il n’y a pas réciprocité. Nos places ne sont pas réciproquables[1988 a,
p.6].Voici Jacques Derrida : le don pour être un don, doit être sans
réciprocité. Il doit être ignoré de celui qui reçoit et il faudrait
qu’il le soit même de celui qui donne [1991,1992,1994]. Voici
Pierre Legendre : la réflexivité ne doit pas être confondue avec
la réciprocité qui ne comporte pas de Tiers.5Voici Michel Henry
: la réciprocité qui n’est qu’humaine est la marque du néant6 !
Ces auteurs -
mais l’on pourrait continuer – entendent par réciprocité la réciprocité
formelle, qui, en effet, est une permutation binaire, ne laissant pas
de place à un troisième terme. Leur critique ne concerne pas une
réciprocité anthropologique où les dynamismes antithétiques donneraient
lieu à une résultante, un Tiers psychique, spirituel.
Mais pourquoi
s’obstiner, face à un tel consensus, à appeler « réciprocité » la
réciprocité anthropologique ? Ne devrait-on pas lui donner un autre
nom, par exemple mutualité ou convivialité ? Mais, outre le
fait que l'usage du terme de réciprocité (avec son ambiguïté) est bien
établi en anthropologie, mutualité limite la
réciprocité à une seule de ses structures, la structure partage,
et convivialité, à une seule de ses formes, laissant tomber la
réciprocité négative, si importante d'un point de vue théorique7.
Critique de l’interprétation de la réciprocité anthropologique comme échange d’objets
La relation de
réciprocité au sens anthropologique peut ou non utiliser des
objets. Dans l’humanité primitive (que nous ne pouvons que conjecturer,
les sociétés dites primitives n’étant pas des fossiles vivants
[Lévi-Strauss, 1952]) on peut penser que les choses, les objets, les
personnes qui circulaient, en même temps que bien réelles, étaient des
symboles. Chez les Houaïlou, observe Leenhardt [1971, p.215
], la parole se dit No,
comme l’offrande rituelle. Loin que les femmes et les
signes soient « échangés » comme des biens, on peut penser, contre les
interprétations utilitaristes de Lévi-Strauss8, mais grâce à ses
observations, que les biens et les signes eux-mêmes sont comme les
femmes ou les hommes les symboles des expériences les plus sacrées9,
les symboles du Tiers né de la réciprocité anthropologique.
Pierre rencontre Paul et le salue, Paul rend son salut à Pierre.
Ici aucun objet
ne circule. Les signes (gestes ou mots) qu’on est censé
« échanger » ne se laissent réduire à des objets d’échange
que par parti pris. C’est seulement la grammaire, en français qui peut
faire du salut ou du bonjour un complément d’objet. On est dans le
langage, le langage silencieux si aucun mot n’est prononcé. Si Pierre
et Paul entament une conversation, les paroles qui vont et viennent, ne
sont pas non plus des objets qu’ils échangent. Sans doute la confusion
est tentante, comme le remarque Benveniste :
« Assurément dans la pratique quotidienne, le va-et-vient de
la parole suggère un échange, donc une «chose» que nous échangerions,
elle semble donc assumer une fonction instrumentale ou véhiculaire que
nous sommes prompts à hypostasier en un « objet ». »
[1966, p.259]
Mais parler, ce
n’est pas échanger des signes ou des symboles comme des objets, dans un
va-et-vient dont la réciprocité formelle serait la clé. D’abord parce
qu’on n’aliène pas l’idée, le mot, le signe… comme une chose ; à vrai
dire on ne l’aliène pas : je ne m’approprie jamais mon idée autant
que lorsque je la communique. Surtout parce qu’il faut que du mouvement
vice versa surgisse le sens comme un Tiers irréductible aux termes
qui circulent. Le sens est contenu dans le langage, mais il l'est parce
que des actes de parole l’ont créé et l’y ont déposé, et le réactivent
tous les jours.
Le petit
« drame » de la rencontre qui a précédé le salut
réciproque est si fugitif qu’on ne l’apercevrait pas, sauf
circonstances exceptionnelles : par exemple Pierre et Paul ne se
connaissent pas et se rencontrent dans un lieu désert. Mais le regard
éloigné de l’ethnologie nous permet d’observer cet instant
d’incertitude réciproque, où l’incertitude de l’un sur les sentiments
de l’autre nourrit son incertitude sur ses propres sentiments.
Lévi-Strauss l’a analysé dans le cas du rapprochement obligé dans un
espace exigu et pour un certain temps de deux étrangers, par exemple à
une même table dans les petits restaurants languedociens.10 La
promiscuité contredit la norme de réserve en vigueur entre inconnus.
Cette contradiction crée une gêne qui, si elle se prolongeait,
observe-t-il, deviendrait de l’angoisse. Mais le
« drame » est dénoué quand l’un prend l’initiative de
verser le contenu de sa carafe de vin dans le verre de l’autre.
Aussitôt celui-ci répond par le geste réciproque d’offrir son vin.
Exemple crucial choisi par Lévi-Strauss ! car, ici, il y a circulation
matérielle, « échange » si l’on veut, au sens opératoire, nul
au sens économique, mais plein de sens : « D’un point de vue
économique, personne n’a gagné et personne n’a perdu, commente
Lévi-Strauss. Mais c’est qu’il y a bien plus dans l’échange que les
choses échangées. »
Un échange plein
de sens ou bien plus qu’un échange ? Dans une région viticole et de
culture chrétienne, le vin est symbole institué de convivialité
et communion, cela peut justifier la notion d’échange symbolique,
l'échange de symboles déjà constitués. Mais le geste réciproque
d’offrir son vin n’est-il pas plutôt une invention créatrice du
sens ? Lévi-Strauss souligne que l’acceptation de l’offre du
vin autorise l’offre de la conversation. Et lui-même rapproche cette
« situation fondamentale » de la situation d’origine, réelle
ou mythique, de la rencontre des premiers hommes : « …l’attitude
respective des étrangers du restaurant nous apparaît comme la
projection infiniment lointaine, à peine perceptible, mais néanmoins
reconnaissable, d’une situation fondamentale : celle dans
laquelle se trouvent des individus ou des bandes primitives, entrant en
contact pour la première fois ou exceptionnellement, avec des
inconnus. »[Ibid., p.70]. C’est la rencontre des Nambikwara (voir supra, note 8) :
Le moment de la
rencontre est retardé pendant plusieurs semaines. Les deux bandes
étrangères « craignent la prise de contact et en même temps elles
la désirent ». Lévi-Strauss souligne qu’elle ne peut avoir lieu
par hasard « car, depuis plusieurs semaines elles guettent la
fumée verticale de leurs feux de campement qui s’élève, parfaitement
discernable à plusieurs dizaines de kilomètres, au milieu du ciel clair
de la saison froide. » « Pendant des jours ou des semaines,
on s’évite. » Un soir, « les femmes et les enfants se
dispersent dans la brousse et les hommes partent pour affronter
l’inconnu. » La rencontre commence par une longue suite de
protestations contradictoires des deux groupes : « Nous sommes
très irrités ! – Nous ne sommes pas irrités, nous sommes vos frères !
vos amis ! ». Puis un campement commun s’organise, chaque groupe
se reforme autour de ses feux. Commencent les chants et les danses,
« au cours desquels chaque groupe déprécie sa propre exhibition au
profit de celle des autres : « Les Tamandé chantent bien ; bien
chanter pour moi, c’est fini ! » Mais tout au long de la
nuit ces manifestations aimables s’accompagnent de gestes stylisés
d’hostilité, de débuts de rixes, d’agressions simulées, « dans un
extraordinaire vacarme », comme si le jeu était de prolonger le
moment indécidé de la rencontre : ami, ennemi ? Vers le matin,
« toujours dans le même état d’irritation apparente, et avec des
gestes sans douceur, les adversaires se [mettent] alors à s’inspecter
mutuellement, palpant rapidement les pendants d’oreille, les bracelets
de coton. »
Puis, la ronde
des présents commence dans le cas où la fête l’emporte sur la guerre.
Lévi-Strauss interprète ces dons comme des échanges, au sens
utilitariste, de même les mariages dans lesquels les deux bandes
scellent leur alliance : les Nambikwara décident de s’appeler
beaux-frères et des mariages deviennent possibles selon leur système de
parenté. Selon Lévi-Strauss les raisons de ce rapprochement serait le
désir de se procurer certains biens ou des femmes, biens par
excellence. Nous dirions plutôt avec nos catégories [Temple et
Chabal, 1995] que la réciprocité d’origine propre à la
« situation fondamentale » (amis ? ennemis ?) est elle-même
objet de désir et fait place à la réciprocité « positive »
(la réciprocité des dons), et même à la réciprocité
« symétrique », grâce à l’alliance, en repoussant dans la
virtualité la réciprocité « négative »11. La guerre
potentielle apparaît comme une composante essentielle de la situation
fondamentale ou contradictoire.
Pour
Lévi-Strauss, conformément à la logique classique, le contradictoire
reste l’insupportable qu’il faut dépasser ou neutraliser. Mais ses
observations nous permettent d’outrepasser sa pensée : ne devrait-on
pas voir dans la « situation fondamentale », contradictoire,
la matrice du sens, puis du langage qui le prend en charge ? C’est en
se relativisant mutuellement, en effet, que les contraires
coexistants prennent sens et cette confrontation des contraires est
rendue possible par la réciprocité anthropologique. Comme l'écrit
Dominique Temple :
« …Où naît la parole, partout se trouve la même matrice :
la relation de réciprocité. En remettant les clefs de l’avènement
de la conscience à la biologie et à la psychologie, le maître de
l’anthropologie structurale fait preuve de trop de modestie. Personne
d’ailleurs n’a apporté plus d’arguments que lui pour étayer l’idée que
la fonction symbolique prend siège dans la relation de
réciprocité. »[Temple, 1997, p. 9 ].
...à condition
de ne pas réduire comme Lévi-Strauss la relation de réciprocité à une
simple permutation binaire.
Le je et le tu
La réciprocité
du bonjour de Pierre et Paul, ou de l’offrande du vin dans l’exemple de
Lévi-Strauss, peut se comprendre comme la réversibilité à l’œuvre
dans le langage spécifiquement humain : la réversibilité du je et
du tu.
Benveniste
remarque que le « je » ne se comprend que par contraste
avec un « tu » :
« La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste »[Op. cit., p. 260 ] .
Mais le
contraste ne suffit pas pour que la conscience de soi naisse !
car il suffirait que le sujet s’oppose à l’objet, ou le même à l’autre.
Une situation contradictoire où les sujets adviennent en se
reconnaissant comme mêmes et autres à la fois est nécessaire. Levinas
voulant faire droit à l'absolu de l'altérité de l'autre a montré
qu’autrui et moi ne sommes pas interchangeables : je dois me
sacrifier à autrui , je suis son otage, mais je ne dois pas exiger de
l'autre qu'il soit mon otage ou qu'il se sacrifie à moi. Mais dans le
discours, le je et le tu sont essentiellement
interchangeables. Comprendre que je désigne celui qui a la parole, se
mettre en imagination à la place l’un de l’autre, c’est cela dire
« je » : c’est comprendre que, comme le disent les enfants,
c’est celui qui le dit qui l’est.
Mais écoutons Benveniste :
« C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la
personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans
l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. » [ibid.]
A propos de la polarité des personnes, Benveniste souligne :
« Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un
type d’opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage,
l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : “
ego ” a toujours une position de transcendance à l’égard de “tu ” ;
néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans
l’autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition
“intérieur/extérieur ”, et en même temps ils sont
réversibles. Qu’on cherche à cela un parallèle ; on n’en trouvera pas.
Unique est la condition de l’homme dans le langage. » [ibid.]
Benveniste y
voit le fondement linguistique de la subjectivité. Cette thèse met en
rapport la naissance de la subjectivité avec la réciprocité au lieu de
présupposer une conscience individuelle assise en elle-même avant de
s’ouvrir à l’autre. Il n’est pas nécessaire, dit-il, de supposer
« un terme originel » (qu’il conçoit comme le moi, ou au
contraire la société) antérieur à la dualité du moi et de l’autre
ou à celle de l’individu et de la société. Reste à comprendre alors
d’où vient la transcendance de l’ego. N’y aurait-il pas tout de même un
« terme originel », à concevoir non comme l’unité de
l’homogène (l’individu ou la société) mais comme l’Un du
contradictoire, le Tiers ? Benveniste ne prend pas en compte la
« situation fondamentale » aperçue par Lévi-Strauss que nous
interprétons comme matrice du sens. Si un Tiers, le sens, naît de la
situation contradictoire, le Je prend en charge son efficience comme,
dans certaines langues, celle-ci peut s’exprimer par un Il.
Benveniste conclut ce passage :
« C’est dans une réalité dialectique englobant les deux
termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le
fondement linguistique de la subjectivité. »[ibid.]
Critique de l’interprétation de la réciprocité anthropologique comme interaction
Peut-on ramener
cette réalité dialectique englobant les deux termes à une interaction,
en utilisant la notion kantienne ? Le salut réciproque de Pierre et
Paul est-il une interaction ? Une relation entre deux termes qui se
retourne : l’action de Pierre vers Paul se retourne en l’action de Paul
vers Pierre.
On est tenté de
reconnaître la 3° catégorie de la relation de Kant, la relation
de la communauté (Gemeinschaft) qu’il explicite entre parenthèses :
action réciproque de l’agent et du patient (Wechselwirkung zwischen dem
Handelnden und Leidenden). On est dans la Table des Catégories a
priori, susceptibles de s’appliquer à tout contenu :
« Communauté » ne renvoie pas spécialement à des êtres
humains, de même « agent » et « patient », mais ne
les exclut pas. Kant donne comme exemple :
« un corps dont les
parties s’attirent réciproquement les unes les autres et aussi se
repoussent »[Kant, 2006,§11]Critique de la Raison Pure, Analytique des concepts,
2° éd. §11].
Cette action réciproque est pensée comme
l’action-réaction, physique dans l’exemple de Kant qui se refère à la
physique de Newton, biologique dans d’autres exemples. Kant accorde à
cette catégorie un commentaire spécial (dans la 2° édition de la
Critique de la Raison Pure) car il reconnaît que son rapport avec la
forme d’un jugement disjonctif, qui lui correspond dans la table des
jugements, ne saute pas aux yeux. Il la commente donc comme l’action en
retour de l’effet sur sa cause.
Kant insiste sur
l’idée de totalité, qui justifie la notion de « communauté » :
« Or, on pense une semblable connexion[la connexion des
différentes parties d’un jugement disjonctif] dans une totalité
constituée par les choses, de fait, quand l’une n’est pas, comme effet,
subordonnée à l’autre en tant que cause de son existence, mais
lorsqu’elle lui est coordonnée en même temps et réciproquement comme
cause du point de vue de la détermination des autres (par exemple, dans
un corps dont les parties s’attirent réciproquement les unes les autres
et aussi se repoussent (z.B. in einem Körper, dessen Theile einander
wechselseitig ziehen und auch widerstehen)) ; c’est là une tout autre
sorte de liaison que celle qui se rencontre dans la simple relation de
la cause à l’effet (du fondement à la conséquence), où la
conséquence ne détermine pas réciproquement à son tour (nicht
wechselseitig wiederum) le fondement et ne constitue donc pas avec
celui-ci (comme le créateur du monde avec le monde) un
tout. »[Kant, ibid. p.167].
La réversibilité
de la cause et de l’effet signifient que les deux forment un tout,
comme l’action et la réaction.
Dans la réciprocité anthropologique, également, celui qui agit doit
subir… Mais la réaction de Paul est d’une autre nature qu’une réaction
physique ou biologique : il pourrait ne pas répondre, cela
arrive ! son acte et celui de Pierre ne forment pas un tout, la
subjectivité apparaît, Paul devient à son tour sujet de la parole.
Comment en
rendre compte ? Suffit-il d’ajouter que l’interaction est dialectique ?
Nous nous
appuierons sur les travaux de Jean Piaget pour en discuter. Jusqu’à
quel point la notion d’interaction, à condition d’être dialectique,
rend-elle compte de la réciprocité subjectivante ?
L’interaction comme dialectique
Piaget cherche à
dégager la structure logique, formelle, de
l’ « échange » en général, quoi que ce soit que l’on
« échange » : temps, travail, objets ou idées. Cependant si
pour lui les échanges d’idées sont semblables aux échanges d’objets
(thèse sur laquelle nous avons émis des doutes), il ne s’agit nullement
de réduire les uns ni les autres à de simples transferts. Piaget les
interprète comme des interactions dialectiques. Il cite Marx pour
commenter « dialectique », cela mérite d’être regardé de
près.
Dire que les
échanges sont dialectiques, c’est dire qu’ils sont des interactions qui
modifient, à mesure, les termes reliés. De même que l’homme
modifie sa propre nature en agissant sur la nature extérieure, a
fortiori les interactions entre sujets modifient ces derniers.
Le passage célèbre du Capital que cite Piaget [1950, p.20212] parle à propos du
travail humain, d’ « échange de l’homme avec la nature ». Si
l’homme se transforme lui-même en transformant la nature, si leur
« échange » est dialectique, alors, pense Piaget, à plus
forte raison les « échanges » inter-humains doivent modifier
les protagonistes.
Remarquons
cependant que la traduction française que cite Piaget induit une
confusion entre deux sortes d’échange, exprimés en allemand par deux
mots différents : pour « l’échange » avec la nature, Marx
parle de Stoffwechsel mit der Natur. Stoffwechsel est utilisé en
physiologie pour désigner le métabolisme. L’échange des marchandises,
thème majeur du Capital, reçoit un autre nom : Austauschung,
Austauschprozess. La phrase du texte original sur
« l’échange avec la nature » a d’ailleurs été supprimée dans
les éditions ultérieures et notamment la traduction française revue par
Marx. A priori l’interaction de l’homme et de la nature n’est pas
identique à la simple permutation qu’est, dénonce Marx, l’échange
capitaliste des marchandises. Celui-ci ne relève pas à ses yeux d’une
communication qui serait humaine, qu’il appelle, dans les Manuscrits de
44, « réciprocité »[1968, p. 33-34].Dans l’échange
tel que l’analyse le début du Capital, la valeur créée par le travail
est fétichisée dans la marchandise comme valeur d’échange, la relation
des producteurs est occultée, elle revêt « la forme fantastique
d’un rapport des choses entre elles » [Le Capital, L.I, tome 1,
ch. 1, IV ].
Piaget, pour sa
part, arrive à des conclusions similaires à propos du libéralisme
économique dont il esquisse une critique : le libéralisme
économique consiste dans son principe à considérer l’économie comme un
système auto-régulé, à le laisser fonctionner par cette
auto-régulation. Or, contrairement à ce qui se passe dans la
coopération, que ce soit la coopération d’action ou de pensée, ce qui
relève de simples régulations est sans norme, et ce sont la plupart des
échanges selon Piaget !
« La coopération implique un système de normes, à la différence du
soi-disant libre échange dont la liberté est rendue illusoire par
l’absence de telles normes. » [Piaget, 1950, p. 269]
Il faut rappeler
que, dans toute l’œuvre consacrée à la psychologie génétique, Piaget a
insisté sur l’interdépendance de la socialisation et de la pensée
opératoire : l’action solitaire du sujet sur l’objet ne débouche pas
sur la capacité d’effectuer une « opération ». En effet, une
opération rationnelle ou logique est une transformation essentiellement
réversible. Par exemple multiplier un nombre par trois, en sachant revenir,
par une division par trois, au premier nombre. Ou encore comprendre que le
volume du liquide transvasé dans des récipients de formes différentes
n’a pas changé : le comprendre, c’est opérer mentalement la
réversibilité du transvasement. Or, l’enfant ne devient capable de
pensée opératoire que par une « décentration graduelle eu égard
aux formes initiales de représentation qui sont
égocentriques »[ibid., p. 240]. Le rapport aux objets ne produit
qu’un début de « décentration ». La décentration qui rend
possible les opérations consiste en une inversion fondamentale du
primat du point de vue propre en celui de « la réciprocité de tous
les points de vue possibles » [ibid., p. 241]. Le passage de l’action
irréversible aux opérations réversibles va de pair avec le passage de
l’égocentrisme à la coopération.
La coopération
concrète dans le travail et la capacité logique d’effectuer des
opérations, des transformations réversibles, s’acquièrent
simultanément. Le groupement d’opérations, défini par Piaget, apparaît
comme inséparable de la notion d’opération : des opérations sont des
actions réversibles et composables en groupements. Co-opération et
opération vont de pair :
« Les groupements opératoires exprimeront aussi bien les
ajustements réciproques et inter-individuels d’opérations que les
opérations intérieures à la pensée de chaque individu » [Piaget, ibid., p. 263].
Dans le cas d’un
« échange d’idées », indépendant d’une action concrète
immédiate, si chacun tient compte de ce que dit l’autre et de ce
qu’il a dit lui-même antérieurement, si l’échange n’est dévié ni par
l’égocentrisme ni par la contrainte, l’échange d’idées est une sorte de
coopération de pensée, dans le prolongement de la coopération d’action
que Piaget appelle « échange d’action ». Entre un tel échange
qui obéit à des normes et l’échange sans norme où l’on ne respecte pas
ce qui a été précédemment dit ou admis, par soi ou par l’autre, la
différence est, dit Piaget, la réciprocité .
La réciprocité
est dans la logique opératoire de Piaget une des formes de la
réversibilité[1949,p.9613]. Ici la réversibilité apparaît comme la source de la
cohérence, elle consiste dans l’actualisation possible à tout moment
des valeurs virtuelles qui, dans le schéma de l’échange proposé par
Piaget, traduisent la conservation des validités reconnues
antérieurement [Piaget, 1950, p. 268 ]. Finalement la réciprocité
désigne une égalité des partenaires, dont les points de vue sont
substituables l’un à l’autre. On ne sort pas, malgré tout, d'une
définition logique, formelle, de la réciprocité.
Un
« échange d’idées », tant qu’il ne respecte pas de norme,
n’obéit qu’à des « régulations ». L’équilibre se fait par
évaluations approximatives, compensations approchées. Identiques
apparaissent à Piaget, en tant que régulations, la fluctuation des prix
autour d’un équilibre statistique entre l’offre et la demande et
« le mécanisme spontané des intérêts en n’importe quelle
interaction d’échange non-économique. » C’est seulement lorsque
les échanges respectent des normes qu’on passe des
« régulations » aux « groupements opératoires »
avec réversibilité complète des opérations, réciprocité, à la place des
équilibres homéostatiques.
Les
« échanges » qui se réduisent à des régulations, sans normes,
et ceux qui constituent des groupements d’opérations ne sont pas de
même nature.
Mais les normes de l’échange réglé ne sont que les principes
d’identité et de non-contradiction. La « logique de
l’échange » coïncide en définitive avec la logique tout court
selon Piaget, la logique d’identité. Dans la pensée logique comme
dans les actions concrètes, le groupement résultant de
l’équilibre des opérations individuelles apparaît identique au
groupement exprimant l’échange interindividuel :
« ce sont, dit
Piaget, les deux faces d’une même réalité »[ibid.,p. 271].
On comprend
alors ce que veut dire Piaget quand il rapproche « l’action sur
autrui » de « l’action sur les objets ». Il ne les
confond pas, mais leur logique est identique :
« Le groupement est la forme commune d’équilibre des actions
individuelles et des interactions inter-individuelles, parce qu’il
n’existe pas deux manières d’équilibrer les actions, et que l’action
sur autrui est inséparable de l’action sur les objets » [Piaget, ibid., p. 265].
Il demeure que
cette pensée opératoire, cette pensée logique, s’est formée dans le
dialogue, grâce au dialogue mais celui-ci est ramené à une interaction
entre moi et autrui. Dialoguer, pour Piaget, c’est inter-agir. Avancer
une proposition c’est « agir sur les propositions du
partenaire » en l’obligeant « à respecter les propositions
antérieurement reconnues, et à les appliquer à ses propositions
antérieures ». La coopération en général repose sur
« l’égalité et la réciprocité des partenaires » et elle
diffère essentiellement du simple échange spontané, de l’échange
sans norme, du « laisser-faire » tel que le conçoit le
libéralisme économique [ibid., p.269].
Piaget ne
reconnaît qu'une logique, la logique d'identité, et qu'une réciprocité,
la réciprocité formelle. La psychologie génétique et l'épistémologie
génétique n'ont pu sur cette base envisager la genèse de la
subjectivité elle-même.
A son analyse, il manque le Tiers.
La réciprocité primordiale
... Imaginons
deux inconnus, un chemin désert, appelons-les M et N. Il n’est
pas question de saluer celui qui s’avance, à trente mètres, ni même
vingt. Il faut la bonne distance (mesotès), où l’on est sûr de
reconnaître les visages, de percevoir les mimiques. Cette bonne
distance varie suivant les cultures, et semble-t-il, suivant les
individus.14 On s’approche et l’on guette (avec une inquiétude et un
espoir fugitifs) le signe d’intelligence que l’autre va faire. Alors on
se décide le premier et l’on fait un signe de salut, et l’autre répond
instantanément.
On est bien dans
le langage. Le langage met un terme au « drame » de la
rencontre, drame minuscule, écho très affaibli de la « situation
fondamentale », contradictoire, où nous pressentons que surgit le
sens. Grâce à son déploiement dans la rencontre des Nambikwara nous
savons qu’elle met en jeu des sentiments contradictoires coexistants,
désir et inquiétude, amitié et inimitié, plaisir et déplaisir, avant de
basculer dans la fête ou la guerre.
Lévi-Strauss a vu qu’elle était une situation contradictoire et lui a
associé l’affectivité : si cette situation se prolongeait sans évoluer,
l’affectivité se changerait en angoisse. Lévi-Strauss pense que la
contradiction doit être dépassée. Mais il est possible d’envisager une
autre thèse. Si la réciprocité primordiale est la matrice du sens, les
hommes font tout, non pour supprimer la situation contradictoire ni la
prolonger inchangée, mais pour la renouveler, la reproduire sur un
autre plan, par exemple celui du langage. Et le sens apparaît comme ce
qui est en soi contradictoire, à l’inverse de ce que dit la logique
d’identité pour laquelle le contradictoire c’est le non-sens.
La logique dynamique du contradictoire de Lupasco
On sait que, dans
la logique classique, si A et non-A sont deux termes contradictoires
entre eux, le principe du Tiers exclu peut s’écrire : AV ~A
(A ou non-A). Ce qui est exclu c’est qu’on puisse avoir autre chose que
A ou non-A. Il en résulte la possibilité de la démonstration par
l’absurde : si non-A est faux alors A est vrai.15
Le
principe de non-contradiction exclut que l’on ait ensemble A et
non-A. Peu importe que A et non-A soient des propositions ou des états
de choses, le principe de non-contradiction, exclut qu’on puisse les
avoir ensemble (ou les affirmer ensemble). Le principe d’antagonisme de
Lupasco16 dit qu’on les a toujours ensemble !… mais de telle
façon que l’actualisation de l’un potentialise l’autre et vice-versa.
L’ actualisation d’un phénomène est redoublée, partout dans la nature,
de la potentialisation du phénomène antagoniste, à condition que l’on
considère non des états mais des dynamismes. A l’actualisation, Lupasco
donne le statut du réel, à la potentialisation celui de la
« conscience élémentaire ».
La place faite à
l’idée de potentialisation est la trouvaille de Lupasco. Le sens de la
négation change : le terme antithétique, non-A est non pas ce qui
disparaît si l’on a A, mais ce qui est potentialisé par l’actualisation
de A. C’est la potentialisation qui permet de voir le contradictoire
présent même dans un développement unilatéral. Elle est ce qui manque à
la dialectique hégélienne pour justifier l’idée de Hegel que le réel
est contradictoire. Les actualisations et potentialisations
antithétiques, présentent tous les degrés possibles. Qu’on suppose une
actualisation/ potentialisation absolue, alors on ne considère plus un
dynamisme mais un état, et la logique classique d’identité retrouve
tous ses droits : la logique d’identité usuelle est un cas
particulier d’une logique plus générale qui est la logique
dynamique du contradictoire, rendue nécessaire par une science de
plus en plus fine de la matière-énergie.
En formalisant sa logique, Lupasco s’aperçoit que le
« contradictoire », ce qu’il avait appelé « état
T » (comme Tiers inclus) est susceptible d’un développement
propre. A partir de ce qui est en soi contradictoire il est possible de
déployer un troisième devenir entre ceux des actualisations respectives
des contraires, et dans ce devenir ce qui est en soi contradictoire au
lieu d'être de plus en plus réduit au bénéfice de ce qui est non
contradictoire se déploie aux dépens de la non-contradiction.
Les analyses de
Lupasco montrent que ce devenir rend compte de la matière-énergie
microphysique et aussi de la matière-énergie psychique.
On entend d’habitude par « la logique de l’esprit humain » la
logique d'identité avec laquelle l’esprit humain raisonne dans toutes
les cultures, étant entendu que l’imaginaire, le mythe, le rêve… ne
relèvent pas de cette logique d’identité. Mais « la logique de
l’esprit humain » peut être comprise autrement si l’on ouvre la
boîte noire du cerveau, et si l'on considère les phénomènes
neurobiologiques qui rendent possibles et le raisonnement rationnel et
la pensée mythique et l’affectivité : cette fois « la logique de
l’esprit » c’est la logique de ces phénomènes et elle fait
apparaître des états contradictoires. La logique du psychisme est
différente de la logique du vivant : cette dernière est orientée par la
néguentropie, la différenciation, comme la logique du physique
l’est par l’entropie, l’homogénéisation. La logique de l’esprit est une
troisième dynamique, celle du contradictoire, du Tiers inclus. 17
Lupasco a étudié cette logique du psychisme en s’appuyant sur les
connaissances neurobiologiques disponibles, en anticipant celles qui le
sont à présent, il a dévoilé les matrices internes, pourrait-on dire,
du « contradictoire » [Lupasco, 1974 ]. Mais celles-ci
ont des conditions psychologiques, linguistiques et finalement
sociologiques, anthropologiques donc, qu’on pourrait dire les matrices
externes du contradictoire.
Lorsque nos deux
inconnus M et N se rencontrent, ce n’est pas la naissance
du langage ! mais celle-ci est rejouée. Imaginons-les sur un
sentier de montagne, loin de toute zone habitée. Entre l’un et l’autre,
qui se croyaient seuls, surgit, bref mais intense, un moment d’émotion
contradictoire : désir et inquiétude, plaisir et agacement. Cette
émotion est immédiatement ressentie comme commune, elle est un
« état T » entre eux deux : je sens la conscience de l’autre,
sa présence sinon son contenu, aussi immédiatement que la mienne,
nous sentons ensemble, sunaisthanometha. On peut parler de réciprocité
primordiale. Mais M salue N : offre d’amitié. L’actualisation
saluer est conjointe en lui à la potentialisation être
salué. On se souvient que, dans les catégories de Lupasco, la
potentialisation est la « conscience élémentaire » de ce qui
s’actualise. Pour que naisse une conscience de conscience,
contradictoire, cette conscience élémentaire doit être relativisée par
la conscience élémentaire antithétique, saluer ; or justement, cette
potentialisation, N en face de lui, en est le siège, puisqu’il
actualise être salué. Le terme passif être salué n’est pas seulement le
corrélat d’une action, comme si M s’amusait à saluer la mer, le soleil
levant ou le printemps. C’est un subir qui affecte N, qui permet de
définir une intentionnalité, une relation de N vers M symétrique et
inverse de la relation de M vers N.
La réaction de N
est immédiate : il actualise ce qui était sa conscience
élémentaire, la potentialisation dont il était le siège, saluer,
et il a aussitôt la conscience élémentaire antithétique, être salué. La
réponse est instantanée car N, dans la bonne distance, a pris
l'initiative en même temps que M : chacun a les deux consciences
élémentaires antithétiques qui se relativisent et prennent sens l'une
par rapport à l'autre ; il a dans le langage de Lupasco une “conscience de
conscience”.... qui est aussi celle de l'autre et qui sans l'autre est
impossible. Les consciences de conscience des deux protagonistes
sont elles-mêmes antithétiques puisque les
actualisations-potentialisations sont symétriques et inversées : entre
elles naît un nouvel état T.
La réciprocité
du salut de M et N n'est pas le retournement d’une relation entre deux
termes, mais le retournement d’une relation entre deux relations : les
relations de M vers N et de N vers M et celles, en retour, ou
simultanément de N vers M et de M vers N.
La réciprocité
est ce qui permet d’intervertir les rôles, de changer de place avec le
partenaire dans le face à face, mais tout aussi bien dans d’autres
structures de réciprocité que le face à face… dont nous ne traitons pas
ici.
Conclusion
Toutes les
prestations réciproques entre humains ne se laissent pas ramener à des
« échanges » d’objets, ni décrire par la simple réciprocité
formelle. La réciprocité des dons et contre-dons par exemple n’est pas
une forme archaïque de l’ « échange » , à l’encontre de
ce que maintenait finalement Marcel Mauss, malgré toutes ses
précautions verbales,18 et malgré les avancées qu’il a permises dans la
compréhension de la réciprocité. La règle d’exogamie n’est pas une
règle « d’échange » des femmes, soumis au principe de
réciprocité formelle, tel que le théorisait Lévi-Strauss, mais, la
règle d’alliance inaugurant par excellence avec la règle de filiation,
la réciprocité anthropologique, origine de la civilisation. Le langage
lui-même ne se laisse pas réduire à un échange d’objets compris par
métaphore ou cynisme ou dérision sur le modèle de l’échange marchand
19, ni à une interaction, au sens physique, relevant toujours, et
fût-elle dialectique, de la réciprocité formelle.
La réciprocité
au sens anthropologique n’est pas la réciprocité de consciences qui
préexisteraient à leur relation mais elle est la relation qui fait de
nous des sujets, non des sujets-Rois, non divisés, ces moi illusoires,
fantoches, qui tiennent le haut du pavé, démasqués autrefois par
Platon, dont la psychanalyse nous apprend à nous méfier.
L’anthropogenèse
n’a pas eu lieu seulement aux origines de l’humanité. Elle tisse en
permanence le lien social, à travers la vie familiale, amicale,
associative, sportive, scientifique, politique, numérique… La
réciprocité au sens anthropologique et anthropogène, anime aussi
l’économie que l’on dit souterraine, parallèle, informelle… que la
science peine à reconnaître comme « économie politique »,
croyant qu’il n’existe qu’un système économique, qu’elle appelle à
juste titre « naturel » (système d’interactions physiques ou
biologiques), l’économie d’échange. Pourtant même le système économique
capitaliste, a été obligé d’admettre en son sein un secteur non
marchand, la redistribution de l’Etat, une forme d’organisation de la
réciprocité anthropologique.
Si l’échange est
réductible à la réciprocité formelle ou l’interaction, les rapports
humains, pour être humains, ne peuvent s’y réduire. Ils relèvent de la
réciprocité anthropologique ou anthropogène qui produit un Tiers entre
les partenaires, qui produit le sens.
Notes
1 Ethique à Nicomaque, (IX,9,1170 a
29-1170 b13) ou (IX IX 9-10), commenté par Dominique Temple et
Mireille Chabal, [1995, p. 208].
2 Lacan, qui connaissait personnellement Lupasco, a fait connaître le «
Tiers inclus » sous le nom de l’Autre (le grand Autre), que les
commentateurs interprètent comme l’ordre du langage ou l’Inconscient.
Le Tiers inclus de Lupasco est une notion logique, qu'on ne peut
ramener à une réalité matérielle ou symbolique (le langage, l'argent,
l'Etat, le phallus ,... etc.) mais qui reçoit cependant une
interprétation ontologique comme les quatre autres termes de sa logique
(actualisation, potentialisation, implication positive, implication
négative). Lupasco applique la notion logique de Tiers inclus à la fois
au vide quantique et au psychisme.
3On voit apparaître des allusions au « Tiers inclus » sous diverses
plumes. De son côté, Lucien Scubla a introduit la problématique
du Tiers dans les sciences sociales dès 1984 dans son séminaire au CREA
Logiques de la réciprocité, jamais deux sans trois ? [Scubla,
1985]. Les références sont Lévi-Strauss, Hocard, Girard. Le Tiers
n'y est pas conçu comme le contradictoire mais la question est posée
d'une structure ternaire (avec trois partenaires ou avec un Tiers
extérieur les surplombant) qui s'imposerait à la structure binaire de
la réciprocité.
4 H. Jonas [1993, p. 64]. Les devoirs envers les générations futures ne
peuvent se fonder sur aucune sorte de contrat tel que l'exprimerait la
boutade : « L'avenir, qu'a-t-il jamais fait en ma faveur ? est-ce qu'il
respecte, lui, mes droits ? ». Jonas parle de réciprocité formelle mais
de plus n’envisage comme réciprocité que la réciprocité directe, il ne
compte pas comme réciprocité la réciprocité ternaire entre les
générations qu’avait aperçue Marcel Mauss : les enfants feront pour
leurs enfants ce que leurs parents ont fait pour eux. (Dans La
cohésion sociale dans les sociétés polysegmentées (1931) Mauss classe
cette structure de réciprocité dans la « réciprocité alternative
indirecte ». )
5 P. Legendre [1994, p.81] écarte la « réciprocité » au profit de la
réflexivité car il comprend la première comme la réciprocité
formelle, très explicitement coupée du Tiers : « Il faut préciser qu’au
niveau de la dialectique spéculaire la réflexivité n’est pas la
réciprocité. La réflexivité suppose le détour par un lieu tiers et se
joue sur deux registres distincts ; la réciprocité n’est pas ternaire,
elle suppose l’interchangeabilité des termes, sur fond d’homogénéité de
registre. Exprimée remarquablement par la formule d’une enfant : « mon
père me ressemble », la relation de réciprocité est coupée de la
problématique du Tiers et met en scène deux pions interchangeables.
Dans l’idéologie contractualiste contemporaine, la réciprocité ainsi
entendue est devenue valeur politique à travers le discours du
sujet-Roi ; elle tend à défaire toute mise en scène du principe
d’altérité, fondement de l’écart et de la limite pour le sujet. »
6 Selon Michel Henry [2002], la Parole du Christ condamne la
réciprocité « naturelle » dans les relations humaines, parce qu’elle ne
fait intervenir, pense-t-il, que les termes de cette relation. Mais il
reconnaît une réciprocité nouvelle instaurée par le Christ entre les
hommes, et une réciprocité entre le Père et le Fils où le Tiers est
l’Esprit.
7Voir infra note 11. Sur les structures, Dominique Temple [1998, p.234-243].
8 Par exemple, chaque fois qu’il
évoque la fameuse rencontre des Nambikwara, Lévi-Strauss la justifie
par le désir de se procurer grâce à l’échange certains biens convoités
: « Les petites bandes nomades des Indiens Nambikwara du Brésil
occidental se craignent habituellement et s’évitent ; mais en même
temps elles souhaitent le contact, parce que celui-ci leur fournit le
seul moyen de procéder à des échanges et de se procurer ainsi les
produits ou articles qui leur manquent. Il y a un lien, une continuité,
entre les relations hostiles et la fourniture de prestations
réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les
guerres sont l’issue de transactions malheureuses. »
[Lévi-Strauss, 1967, chapitre V, « Le principe de
réciprocité », p. 78]. La description de la rencontre des
Nambikwara, évoquée ici dans Les Structures élémentaires de la parenté, figure dans Tristes Tropiques, et surtout elle est développée dans La Vie familiale et sociale des indiens Nambikwara.
9 Lévi-Strauss le dit de la nourriture [1967, p.43].
10 Claude Lévi-Strauss [1967,
ch. V, p.69]. Ce passage célèbre est souvent cité, par exemple
par Vincent Descombes [1996].
11 La guerre primitive n’est pas la guerre de tous contre tous, le
chaos. Ce n’est pas non plus le « don du meurtre » comme il est
dit pour subsumer la réciprocité négative sous le don. Dans le don
c'est celui qui agit, le donateur, qui se dit vivant, dans la
réciprocité de vengeance c'est celui qui subit qui acquiert une
âme de vengeance, la conscience d’être vivant.
12 Piaget cite ce passage du Capital avec
pour référence : « éd. Kautsky, p. 133, cité par Goldmann,
“Marxisme et psychologie ”, Critique, Juin-Juillet 1947,
p.119 ». Le passage de Marx est au livre I, 3° section,
ch.VII.
13 D’autres formes de réversibilité
existent : la complémentarité (opérations inverses) et la corrélativité.
14 D'après Edward T.Hall, Le langage silencieux.
15 Le « tertium datur » signifie le dépassement du principe du Tiers exclu (Tertium non datur).
Toutes les logiques modales ou polyvalentes affaiblissent
le principe du tiers exclu. Mais le tiers est généralement
compris comme une troisième valeur (ou bien toute une échelle de
valeurs) en plus de vrai et faux. Si on a n valeurs, le
principe du Tiers exclu devient le principe du n+1° exclu. Le
contradictoire en soi continue d’être exclu. Voir Lupasco[1945]. Il
vaut mieux garder l’expression « Tiers inclus » pour ce qui est en soi
contradictoire, le sens que lui a donné Lupasco.
16 « A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et
donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l'exprime, au signe
qui le symbolise : e, par exemple, doit toujours être associé,
structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément
ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un
signe contradictoire : non-e ; et de telle sorte que e ou non-e
ne peut jamais qu'être potentialisé par l'actualisation de non-e ou e,
mais non pas disparaître afin que soit non-e soit e puisse se suffire à
lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction
rigoureuse (comme dans toute logique, classique ou autre, qui se
fonde sur l'absoluité du principe de non-contradiction). »
Lupasco, 1951, p. 9.
17 On peut le résumer dans un schéma tri-polaire :
Esprit
|
« Mort » —— « Vie »
« Mort » : entropie, homogénéisation, inclusion,implication, lumière, continu, onde…
« Vie » : néguentropie, hétérogénéisation, exclusion, implication négative, matière, discontinu, particule…
18 « Ce qu’on appelle si mal l’échange… » Essai sur le Don, p.
266, « On peut, si on veut, appeler ces transferts du nom d’échange…
»p. 202. « C’est de façon purement didactique et pour se faire
comprendre d’Européens que M. Malinowski range le kula parmi les «
échanges cérémoniels avec paiement (de retour) » : le mot paiement
comme le mot échange sont également européens… » p. 176, note 4.
19 Par exemple dans les analyses où Pierre Bourdieu file la métaphore
du marché des idées : Ce que parler veut dire, l’économie
des échanges linguistiques [1982].
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