Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle



Mireille Chabal



          Pierre rencontre Paul et le salue, Paul lui rend son salut : leur salut est réciproque. On parle aussi d’échange de saluts, voire d’interaction. Mais est-ce un échange, est-ce une interaction ? Et jusqu'à quel point la réciprocité formelle, mathématique, binaire,  s'y applique-t-elle ?
          Dans un triangle, si le carré d’un côté  est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, alors ce triangle est rectangle : c’est la réciproque du théorème de Pythagore ; la conclusion devient l’hypothèse, l’hypothèse devient la conclusion. La réciprocité logique, qu’on appellera formelle, est la réversibilité de l’hypothèse et de la conclusion (d’un théorème) ou bien celle du sujet et de l’attribut (d’une proposition), ou encore de la cause et de l’effet (d’un phénomène).
          Si l’on s’intéresse à la subjectivité de Pierre et de Paul, ne faut-il pas prendre en compte une réciprocité anthropologique plus complexe que la simple réciprocité formelle ? La réciprocité anthropologique relèverait d'une logique plus fine que la logique usuelle d’identité, elle ferait apparaître entre les partenaires un Tiers qui les humaniserait, elle serait anthropogène, elle ferait de nous des êtres de parole.
          Aristote l'avait aperçue : nous sentons ensemble, disait-il, énonçant un cogito, ou plutôt un sunaisthanometha pluriel et affectif. 1 Cette affectivité commune est parfois comprise comme une fusion. Nous l'interprèterons plutôt comme fusion et différenciation à la fois, Tiers contradictoire en lui-même et nous essaierons de montrer que c'est cela qui produit le sens.
           Le recours à une logique plus générale que la logique classique d'identité, la logique dynamique du contradictoire, que Stéphane Lupasco a proposée en 1951 est resté longtemps tabou parce qu'on a cru celle-ci irrationnelle. Cependant depuis deux ou trois décennies, sans doute sous l'influence de Lacan2 ce tabou semble se fissurer.3Nous tâchons de montrer pourquoi la logique du contradictoire de Lupasco est éclairante dans les faits humains. Nous prenons donc nos distances avec la réduction par Lévi-Strauss de la réciprocité anthropologique, sous sa forme du donner-recevoir-rendre de Mauss, à un échange, et, également, avec la réduction de la réciprocité anthropologique et anthropogène à une interaction, la Wechselwirkung kantienne chère à Simmel.


Mise à l'écart  de la réciprocité, comprise comme  réciprocité formelle

          L’idée de réciprocité appliquée aux dons et à bien d’autres relations humaines est souvent récusée parce qu’elle est comprise comme  la réciprocité formelle qui  préside à l’échange  :  je donne si tu donnes.
          Voici par exemple Hans Jonas : nos devoirs envers les générations futures, à établir comme un impératif catégorique, ne sauraient se fonder sur la réciprocité :  par définition, qu’ont-elles fait pour moi ?4 Voici Emmanuel Levinas : je suis responsable de l'autre, jusqu'à me substituer à lui, répondre de ses actes,  mais il n’y a pas réciprocité. Nos places ne sont pas réciproquables[1988 a, p.6].Voici Jacques Derrida : le don pour être un don, doit être sans réciprocité. Il doit être ignoré de celui qui reçoit et il faudrait qu’il le soit même de celui qui donne [1991,1992,1994].  Voici Pierre Legendre : la réflexivité ne doit pas être confondue avec la réciprocité qui ne comporte pas de Tiers.5Voici Michel Henry :  la réciprocité qui n’est qu’humaine est la marque du néant6 !
          Ces auteurs - mais l’on pourrait continuer – entendent par réciprocité la réciprocité formelle, qui, en effet, est une permutation binaire, ne laissant pas de place à un troisième terme. Leur critique ne concerne pas une réciprocité anthropologique où les dynamismes antithétiques donneraient lieu à une résultante, un Tiers psychique, spirituel.
          Mais pourquoi s’obstiner, face à un tel consensus, à appeler « réciprocité » la réciprocité anthropologique ? Ne devrait-on pas lui donner un autre nom, par exemple mutualité ou convivialité ?  Mais, outre le fait que l'usage du terme de réciprocité (avec son ambiguïté) est bien établi en anthropologie,  mutualité   limite la réciprocité à une seule de ses structures, la structure partage,  et convivialité, à une seule de ses formes, laissant tomber la réciprocité négative, si importante d'un point de vue théorique7.

 
Critique de l’interprétation de la réciprocité anthropologique comme échange d’objets

          La relation de réciprocité au sens anthropologique  peut ou non utiliser des objets. Dans l’humanité primitive (que nous ne pouvons que conjecturer, les sociétés dites primitives n’étant pas des fossiles vivants [Lévi-Strauss, 1952]) on peut penser que les choses, les objets, les personnes qui circulaient, en même temps que bien réelles, étaient des symboles. Chez les Houaïlou, observe Leenhardt [1971, p.215 ], la parole se dit No, comme l’offrande rituelle. Loin que les femmes et les signes soient « échangés » comme des biens, on peut penser, contre les interprétations utilitaristes de Lévi-Strauss8, mais grâce à ses observations, que les biens et les signes eux-mêmes sont comme les femmes ou les hommes les symboles des expériences les plus sacrées9, les symboles du Tiers né de la réciprocité anthropologique.

          Pierre rencontre Paul et le salue, Paul rend son salut à Pierre.

          Ici aucun objet ne circule. Les signes (gestes ou mots) qu’on est censé « échanger » ne se laissent réduire à des objets d’échange que par parti pris. C’est seulement la grammaire, en français qui peut faire du salut ou du bonjour un complément d’objet. On est dans le langage, le langage silencieux si aucun mot n’est prononcé. Si Pierre et Paul entament une conversation, les paroles qui vont et viennent, ne sont pas non plus des objets qu’ils échangent. Sans doute la confusion est tentante, comme le remarque Benveniste :

           « Assurément dans la pratique quotidienne, le va-et-vient de la parole suggère un échange, donc une «chose» que nous échangerions, elle semble donc assumer une fonction instrumentale ou véhiculaire que nous sommes prompts à hypostasier en un « objet ». » [1966, p.259]

          Mais parler, ce n’est pas échanger des signes ou des symboles comme des objets, dans un va-et-vient dont la réciprocité formelle serait la clé. D’abord parce qu’on n’aliène pas l’idée, le mot, le signe… comme une chose ; à vrai dire on ne l’aliène pas : je ne m’approprie jamais mon idée autant que lorsque je la communique. Surtout parce qu’il faut que du mouvement vice versa surgisse le sens comme un Tiers irréductible aux termes qui circulent. Le sens est contenu dans le langage, mais il l'est parce que des actes de parole l’ont créé et l’y ont déposé, et le réactivent tous les jours.
          Le petit « drame » de la rencontre  qui a précédé le salut réciproque est si fugitif qu’on ne l’apercevrait pas, sauf circonstances exceptionnelles : par exemple Pierre et Paul ne se connaissent pas et se rencontrent dans un lieu désert. Mais le regard éloigné de l’ethnologie nous permet d’observer cet instant d’incertitude réciproque, où l’incertitude de l’un sur les sentiments de l’autre nourrit son incertitude sur ses propres sentiments. Lévi-Strauss l’a analysé dans le cas du rapprochement obligé dans un espace exigu et pour un certain temps de deux étrangers, par exemple à une même table dans les petits restaurants languedociens.10 La promiscuité contredit la norme de réserve en vigueur entre inconnus. Cette contradiction crée une gêne qui, si elle se prolongeait, observe-t-il, deviendrait de l’angoisse. Mais le « drame »  est dénoué quand l’un prend l’initiative de verser le contenu de sa carafe de vin dans le verre de l’autre. Aussitôt celui-ci répond par le geste réciproque d’offrir son vin. Exemple crucial choisi par Lévi-Strauss ! car, ici, il y a circulation matérielle, « échange » si l’on veut, au sens opératoire, nul au sens économique, mais plein de sens : « D’un point de vue économique, personne n’a gagné et personne n’a perdu, commente Lévi-Strauss. Mais c’est qu’il y a bien plus dans l’échange que les choses échangées. »
          Un échange plein de sens ou bien plus qu’un échange ? Dans une région viticole et de culture chrétienne, le  vin est symbole institué de convivialité et communion, cela peut justifier la notion d’échange symbolique, l'échange de symboles déjà constitués. Mais le geste réciproque d’offrir son vin n’est-il pas plutôt une invention créatrice du sens ? Lévi-Strauss souligne que l’acceptation de l’offre du vin autorise l’offre de la conversation. Et lui-même rapproche cette « situation fondamentale » de la situation d’origine, réelle ou mythique, de la rencontre des premiers hommes : « …l’attitude respective des étrangers du restaurant nous apparaît comme la projection infiniment lointaine, à peine perceptible, mais néanmoins reconnaissable, d’une situation fondamentale :  celle dans laquelle se trouvent des individus ou des bandes primitives, entrant en contact pour la première fois ou exceptionnellement, avec des inconnus. »[Ibid., p.70]. C’est la rencontre des Nambikwara (voir supra, note 8) :
          Le moment de la rencontre est retardé pendant plusieurs semaines. Les deux bandes étrangères « craignent la prise de contact et en même temps elles la désirent ». Lévi-Strauss souligne qu’elle ne peut avoir lieu par hasard « car, depuis plusieurs semaines elles guettent la fumée verticale de leurs feux de campement qui s’élève, parfaitement discernable à plusieurs dizaines de kilomètres, au milieu du ciel clair de la saison froide. » « Pendant des jours ou des semaines, on s’évite. » Un soir, « les femmes et les enfants se dispersent dans la brousse et les hommes partent pour affronter l’inconnu. » La rencontre commence par une longue suite de protestations contradictoires des deux groupes : « Nous sommes très irrités ! – Nous ne sommes pas irrités, nous sommes vos frères ! vos amis ! ». Puis un campement commun s’organise, chaque groupe se reforme autour de ses feux. Commencent les chants et les danses, « au cours desquels chaque groupe déprécie sa propre exhibition au profit de celle des autres : « Les Tamandé chantent bien ; bien chanter pour moi, c’est fini ! » Mais tout au long de la nuit ces manifestations aimables s’accompagnent de gestes stylisés d’hostilité, de débuts de rixes, d’agressions simulées, « dans un extraordinaire vacarme », comme si le jeu était de prolonger le moment indécidé de la rencontre : ami, ennemi ? Vers le matin, « toujours dans le même état d’irritation apparente, et avec des gestes sans douceur, les adversaires se [mettent] alors à s’inspecter mutuellement, palpant rapidement les pendants d’oreille, les bracelets de coton. »
          Puis, la ronde des présents commence dans le cas où la fête l’emporte sur la guerre. Lévi-Strauss interprète ces dons comme des échanges, au sens utilitariste, de même les mariages dans lesquels les deux bandes scellent leur alliance : les Nambikwara décident de s’appeler beaux-frères et des mariages deviennent possibles selon leur système de parenté. Selon Lévi-Strauss les raisons de ce rapprochement serait le désir de se procurer certains biens ou des femmes, biens par excellence. Nous dirions plutôt avec nos  catégories [Temple et Chabal, 1995]  que la réciprocité d’origine propre à la « situation fondamentale » (amis ? ennemis ?) est elle-même objet de désir et fait place à la réciprocité « positive » (la réciprocité des dons), et même à la réciprocité « symétrique », grâce à l’alliance, en repoussant dans la virtualité la réciprocité « négative »11. La guerre potentielle apparaît comme une composante essentielle de la situation fondamentale ou contradictoire.
          Pour Lévi-Strauss, conformément à la logique classique, le contradictoire reste l’insupportable qu’il faut dépasser ou neutraliser. Mais ses observations nous permettent d’outrepasser sa pensée : ne devrait-on pas voir dans la « situation fondamentale », contradictoire, la matrice du sens, puis du langage qui le prend en charge ? C’est en se relativisant mutuellement, en effet,  que les contraires coexistants prennent sens et cette confrontation des contraires est rendue possible par la réciprocité anthropologique. Comme l'écrit Dominique Temple :

            « …Où naît la parole, partout se trouve la même matrice : la relation de réciprocité.  En remettant les clefs de l’avènement de la conscience à la biologie et à la psychologie, le maître de l’anthropologie structurale fait preuve de trop de modestie. Personne d’ailleurs n’a apporté plus d’arguments que lui pour étayer l’idée que la fonction symbolique prend siège dans la relation de réciprocité. »[Temple, 1997,  p. 9 ].

          ...à condition de ne pas réduire comme Lévi-Strauss la relation de réciprocité à une simple permutation binaire.


Le je et le tu

          La réciprocité du bonjour de Pierre et Paul, ou de l’offrande du vin dans l’exemple de Lévi-Strauss,  peut se comprendre comme la réversibilité à l’œuvre dans le langage spécifiquement humain : la réversibilité  du je et du tu.
          Benveniste remarque  que le « je » ne se comprend que par contraste avec un « tu » :

           « La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste »[Op. cit., p. 260 ] .

          Mais le contraste ne suffit pas  pour que la conscience de soi naisse ! car il suffirait que le sujet s’oppose à l’objet, ou le même à l’autre. Une situation contradictoire où les sujets adviennent en se reconnaissant comme mêmes et autres à la fois est nécessaire. Levinas voulant faire droit à l'absolu de l'altérité de l'autre a montré qu’autrui et moi ne sommes pas interchangeables : je dois me sacrifier à autrui , je suis son otage, mais je ne dois pas exiger de l'autre qu'il soit mon otage ou qu'il se sacrifie à moi. Mais dans le discours, le  je et le tu  sont essentiellement interchangeables. Comprendre que je désigne celui qui a la parole, se mettre en imagination à la place l’un de l’autre, c’est cela dire « je » : c’est comprendre que, comme le disent les enfants, c’est celui qui le dit qui l’est.
          Mais écoutons Benveniste : 

          « C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en  réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. » [ibid.]

          A  propos de la polarité des personnes, Benveniste souligne :

          «  Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type d’opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : “ ego ” a toujours une position de transcendance à l’égard de “tu ” ; néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition “intérieur/extérieur ”, et en même temps ils sont réversibles. Qu’on cherche à cela un parallèle ; on n’en trouvera pas. Unique est la condition de l’homme dans le langage. » [ibid.]

          Benveniste y voit le fondement linguistique de la subjectivité. Cette thèse met en rapport la naissance de la subjectivité avec la réciprocité au lieu de présupposer une conscience individuelle assise en elle-même avant de s’ouvrir à l’autre. Il n’est pas nécessaire, dit-il, de supposer « un terme originel » (qu’il conçoit comme le moi, ou au contraire la société) antérieur à la dualité du  moi et de l’autre ou à celle de l’individu et de la société. Reste à comprendre alors d’où vient la transcendance de l’ego. N’y aurait-il pas tout de même un « terme originel », à concevoir non comme l’unité de l’homogène (l’individu ou la société) mais comme l’Un du contradictoire, le Tiers ? Benveniste ne prend pas en compte la « situation fondamentale » aperçue par Lévi-Strauss que nous interprétons comme matrice du sens. Si un Tiers, le sens, naît de la situation contradictoire, le Je prend en charge son efficience comme, dans certaines langues, celle-ci peut s’exprimer par un Il.
          Benveniste conclut ce passage :

 « C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité. »[ibid.]


Critique de l’interprétation de la réciprocité anthropologique comme interaction

          Peut-on ramener cette réalité dialectique englobant les deux termes à une interaction, en utilisant la notion kantienne ? Le salut réciproque de Pierre et Paul est-il une interaction ? Une relation entre deux termes qui se retourne : l’action de Pierre vers Paul se retourne en l’action de Paul vers Pierre.
          On est tenté de reconnaître  la 3° catégorie de la relation de Kant, la relation de la communauté (Gemeinschaft) qu’il explicite entre parenthèses : action réciproque de l’agent et du patient (Wechselwirkung zwischen dem Handelnden und Leidenden). On est dans la Table des Catégories a priori, susceptibles de s’appliquer à tout contenu :  « Communauté » ne renvoie pas spécialement à des êtres humains, de même « agent » et « patient », mais ne les exclut pas. Kant donne comme exemple :

          « un corps dont les parties s’attirent réciproquement les unes les autres et aussi se repoussent »[Kant, 2006,§11]Critique de la Raison Pure, Analytique des concepts, 2° éd. §11]. 

          Cette action réciproque est pensée comme l’action-réaction, physique dans l’exemple de Kant qui se refère à la physique de Newton, biologique dans d’autres exemples. Kant accorde à cette catégorie un commentaire spécial (dans la 2° édition de la Critique de la Raison Pure) car il reconnaît que son rapport avec la forme d’un jugement disjonctif, qui lui correspond dans la table des jugements, ne saute pas aux yeux. Il la commente donc comme l’action en retour de l’effet sur sa cause.
          Kant insiste sur l’idée de totalité, qui justifie la notion de « communauté » :

          « Or, on pense une semblable connexion[la connexion des différentes parties d’un jugement disjonctif]  dans une totalité constituée par les choses, de fait, quand l’une n’est pas, comme effet, subordonnée à l’autre en tant que cause de son existence, mais lorsqu’elle lui est coordonnée en même temps et réciproquement comme cause du point de vue de la détermination des autres (par exemple, dans un corps dont les parties s’attirent réciproquement les unes les autres et aussi se repoussent (z.B. in einem Körper, dessen Theile einander wechselseitig ziehen und auch widerstehen)) ; c’est là une tout autre sorte de liaison que celle qui se rencontre dans la simple relation de la cause à l’effet (du fondement  à la conséquence), où la conséquence ne détermine pas réciproquement à son tour (nicht wechselseitig wiederum) le fondement et ne constitue donc pas avec celui-ci (comme le créateur du monde avec le monde) un tout. »[Kant, ibid.  p.167].

          La réversibilité de la cause et de l’effet signifient que les deux forment un tout, comme l’action et la réaction.
Dans la réciprocité anthropologique, également, celui qui agit doit subir… Mais la réaction de Paul est d’une autre nature qu’une réaction physique ou biologique : il pourrait ne pas répondre, cela arrive ! son acte et celui de Pierre ne forment pas un tout, la subjectivité apparaît, Paul devient à son tour sujet de la parole.
          Comment en rendre compte ? Suffit-il d’ajouter que l’interaction est dialectique ?

          Nous nous appuierons sur les travaux de Jean Piaget pour en discuter. Jusqu’à quel point la notion d’interaction, à condition d’être dialectique, rend-elle compte de la réciprocité subjectivante ?


L’interaction comme dialectique

          Piaget cherche à dégager la structure logique, formelle, de l’ « échange » en général, quoi que ce soit que l’on « échange » : temps, travail, objets ou idées. Cependant si pour lui les échanges d’idées sont semblables aux échanges d’objets (thèse sur laquelle nous avons émis des doutes), il ne s’agit nullement de réduire les uns ni les autres à de simples transferts. Piaget les interprète comme des interactions dialectiques. Il cite Marx pour commenter « dialectique », cela mérite d’être regardé de près. 
          Dire que les échanges sont dialectiques, c’est dire qu’ils sont des interactions qui modifient, à mesure,  les termes reliés. De même que l’homme modifie sa propre nature en agissant sur la nature extérieure, a fortiori les interactions entre sujets modifient ces derniers.
          Le passage célèbre du Capital que cite Piaget [1950, p.20212] parle à propos du travail humain, d’ « échange de l’homme avec la nature ». Si l’homme se transforme lui-même en transformant la nature, si leur « échange » est dialectique, alors, pense Piaget, à plus forte raison les « échanges » inter-humains doivent modifier les protagonistes.
          Remarquons cependant que la traduction française que cite Piaget induit une confusion entre deux sortes d’échange, exprimés en allemand par deux mots différents : pour « l’échange » avec la nature, Marx parle de Stoffwechsel mit der Natur. Stoffwechsel est utilisé en physiologie pour désigner le métabolisme. L’échange des marchandises, thème majeur du Capital, reçoit un autre nom : Austauschung, Austauschprozess. La phrase  du texte original sur « l’échange avec la nature » a d’ailleurs été supprimée dans les éditions ultérieures et notamment la traduction française revue par Marx. A priori l’interaction de l’homme et de la nature n’est pas identique à la simple permutation qu’est, dénonce Marx, l’échange capitaliste des marchandises. Celui-ci ne relève pas à ses yeux d’une communication qui serait humaine, qu’il appelle, dans les Manuscrits de 44,  « réciprocité »[1968, p. 33-34].Dans l’échange tel que l’analyse le début du Capital, la valeur créée par le travail est fétichisée dans la marchandise comme valeur d’échange, la relation des producteurs est occultée, elle revêt « la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles » [Le Capital, L.I, tome 1, ch. 1, IV ].
          Piaget, pour sa part, arrive à des conclusions similaires à propos du libéralisme économique dont il esquisse une critique  : le libéralisme économique consiste dans son principe à considérer l’économie comme un système auto-régulé, à le laisser fonctionner par cette auto-régulation. Or, contrairement à ce qui se passe dans la coopération, que ce soit la coopération d’action ou de pensée, ce qui relève de simples régulations est sans norme, et ce sont la plupart des échanges selon Piaget !

          « La coopération implique un système de normes, à la différence du soi-disant libre échange dont la liberté est rendue illusoire par l’absence de telles normes. » [Piaget, 1950, p. 269]

          Il faut rappeler que, dans toute l’œuvre consacrée à la psychologie génétique, Piaget a insisté sur l’interdépendance de la socialisation et de la pensée opératoire : l’action solitaire du sujet sur l’objet ne débouche pas sur la capacité d’effectuer une « opération ». En effet, une opération rationnelle ou logique est une transformation essentiellement réversible. Par exemple multiplier un nombre par trois, en sachant revenir, par une division par trois, au premier nombre. Ou encore comprendre que le volume du liquide transvasé dans des récipients de formes différentes n’a pas changé : le comprendre, c’est opérer mentalement la réversibilité du transvasement. Or, l’enfant ne devient capable de pensée opératoire que par une « décentration graduelle eu égard aux formes initiales de représentation qui sont égocentriques »[ibid., p. 240].  Le rapport aux objets ne produit qu’un début de « décentration ». La décentration qui rend possible les opérations consiste en une inversion fondamentale du primat du point de vue propre en celui de « la réciprocité de tous les points de vue possibles » [ibid., p. 241]. Le passage de l’action irréversible aux opérations réversibles va de pair avec le passage de l’égocentrisme à la coopération.
          La coopération concrète dans le travail et la capacité logique d’effectuer des opérations, des transformations réversibles, s’acquièrent simultanément. Le groupement d’opérations, défini par Piaget, apparaît comme inséparable de la notion d’opération : des opérations sont des actions réversibles et composables en groupements. Co-opération et opération vont de pair :

          « Les groupements opératoires exprimeront aussi bien les ajustements réciproques et inter-individuels d’opérations que les opérations intérieures à la pensée de chaque individu » [Piaget, ibid., p. 263].

          Dans le cas d’un « échange d’idées », indépendant d’une action concrète immédiate,  si chacun tient compte de ce que dit l’autre et de ce qu’il a dit lui-même antérieurement, si l’échange n’est dévié ni par l’égocentrisme ni par la contrainte, l’échange d’idées est une sorte de coopération de pensée, dans le prolongement de la coopération d’action que Piaget appelle « échange d’action ». Entre un tel échange qui obéit à des normes et l’échange sans norme où l’on ne respecte pas ce qui a été précédemment dit ou admis, par soi ou par l’autre, la différence est, dit Piaget, la  réciprocité .
          La réciprocité est dans la logique opératoire de Piaget une des formes de la réversibilité[1949,p.9613]. Ici la réversibilité apparaît comme la source de la cohérence, elle consiste dans l’actualisation possible à tout moment des valeurs virtuelles qui, dans le schéma de l’échange proposé par Piaget, traduisent la conservation des validités reconnues antérieurement [Piaget, 1950, p. 268 ]. Finalement la réciprocité désigne une égalité des partenaires, dont les points de vue sont substituables l’un à l’autre. On ne sort pas, malgré tout, d'une définition logique, formelle, de la réciprocité.
          Un « échange d’idées », tant qu’il ne respecte pas de norme, n’obéit qu’à des « régulations ». L’équilibre se fait par évaluations approximatives, compensations approchées. Identiques apparaissent à Piaget, en tant que régulations, la fluctuation des prix autour d’un équilibre statistique entre l’offre et la demande et « le mécanisme spontané des intérêts en n’importe quelle interaction d’échange non-économique. » C’est seulement lorsque les échanges respectent des normes qu’on passe des « régulations » aux « groupements opératoires » avec réversibilité complète des opérations, réciprocité, à la place des équilibres homéostatiques.
          Les « échanges » qui se réduisent à des régulations, sans normes, et ceux qui constituent des groupements d’opérations ne sont pas de même nature.
          Mais les normes de l’échange réglé ne sont que  les principes d’identité et de non-contradiction. La « logique de l’échange » coïncide en définitive avec la logique tout court selon Piaget,  la logique d’identité. Dans la pensée logique comme dans les  actions concrètes, le groupement résultant de l’équilibre des opérations individuelles apparaît identique au groupement exprimant l’échange interindividuel :

          « ce sont, dit Piaget, les deux faces d’une même réalité »[ibid.,p. 271].

          On comprend alors ce que veut dire Piaget quand il rapproche « l’action sur autrui » de « l’action sur les objets ». Il ne les confond pas, mais leur logique est identique :

          « Le groupement est la forme commune d’équilibre des actions individuelles et des interactions inter-individuelles, parce qu’il n’existe pas deux manières d’équilibrer les actions, et que l’action sur autrui est inséparable de l’action sur les objets » [Piaget, ibid., p. 265].

          Il demeure que cette pensée opératoire, cette pensée logique, s’est formée dans le dialogue, grâce au dialogue mais celui-ci est ramené à une interaction entre moi et autrui. Dialoguer, pour Piaget, c’est inter-agir. Avancer une proposition c’est « agir sur les propositions du partenaire » en l’obligeant « à respecter les propositions antérieurement reconnues, et à les appliquer à ses propositions antérieures ». La coopération en général repose sur « l’égalité et la réciprocité des partenaires » et elle diffère essentiellement  du simple échange spontané, de l’échange sans norme, du « laisser-faire » tel que le conçoit le libéralisme économique [ibid., p.269].
          Piaget ne reconnaît qu'une logique, la logique d'identité, et qu'une réciprocité, la réciprocité formelle. La psychologie génétique et l'épistémologie génétique n'ont pu sur cette base envisager la genèse de la subjectivité elle-même.
           A son analyse, il manque le Tiers.


La réciprocité primordiale

          ... Imaginons deux inconnus, un chemin désert,  appelons-les M et N. Il n’est pas question de saluer celui qui s’avance, à trente mètres, ni même vingt. Il faut la bonne distance (mesotès), où l’on est sûr de reconnaître les visages, de percevoir les mimiques. Cette bonne distance varie suivant les cultures, et semble-t-il, suivant les individus.14 On s’approche et l’on guette (avec une inquiétude et un espoir fugitifs) le signe d’intelligence que l’autre va faire. Alors on se décide le premier et l’on fait un signe de salut, et l’autre répond instantanément.
          On est bien dans le langage. Le langage met un terme au « drame » de la rencontre, drame minuscule, écho très affaibli de la « situation fondamentale », contradictoire, où nous pressentons que surgit le sens. Grâce à son déploiement dans la rencontre des Nambikwara nous savons qu’elle met en jeu des sentiments contradictoires coexistants, désir et inquiétude, amitié et inimitié, plaisir et déplaisir, avant de basculer dans la fête ou la guerre.
          Lévi-Strauss a vu qu’elle était une situation contradictoire et lui a associé l’affectivité : si cette situation se prolongeait sans évoluer, l’affectivité se changerait en angoisse. Lévi-Strauss pense que la contradiction doit être dépassée. Mais il est possible d’envisager une autre thèse. Si la réciprocité primordiale est la matrice du sens, les hommes font tout, non pour supprimer la situation contradictoire ni la prolonger inchangée, mais pour la renouveler, la reproduire sur un autre plan, par exemple celui du langage. Et le sens apparaît comme ce qui est en soi contradictoire, à l’inverse de ce que dit la logique d’identité pour laquelle le contradictoire c’est le non-sens.


La logique dynamique du contradictoire de Lupasco

          On sait que, dans la logique classique, si A et non-A sont deux termes contradictoires entre eux,  le principe du Tiers exclu peut s’écrire : AV ~A  (A ou non-A). Ce qui est exclu c’est qu’on puisse avoir autre chose que A ou non-A. Il en résulte la possibilité de la démonstration par l’absurde : si non-A est faux alors A est vrai.15
           Le principe de non-contradiction exclut que l’on ait ensemble A et  non-A. Peu importe que A et non-A soient des propositions ou des états de choses, le principe de non-contradiction, exclut qu’on puisse les avoir ensemble (ou les affirmer ensemble). Le principe d’antagonisme de Lupasco16 dit qu’on les a toujours ensemble !… mais de telle façon que l’actualisation de l’un potentialise l’autre et vice-versa. L’ actualisation d’un phénomène est redoublée, partout dans la nature, de la potentialisation du phénomène antagoniste, à condition que l’on considère non des états mais des dynamismes. A l’actualisation, Lupasco donne le statut du réel, à la potentialisation celui de la « conscience élémentaire ».
          La place faite à l’idée de potentialisation est la trouvaille de Lupasco. Le sens de la négation change : le terme antithétique, non-A est non pas ce qui disparaît si l’on a A, mais ce qui est potentialisé par l’actualisation de A. C’est la potentialisation qui permet de voir le contradictoire présent même dans un développement unilatéral. Elle est ce qui manque à la dialectique hégélienne pour justifier l’idée de Hegel que le réel est contradictoire. Les actualisations et potentialisations antithétiques, présentent tous les degrés possibles. Qu’on suppose une actualisation/ potentialisation absolue, alors on ne considère plus un dynamisme mais un état, et la logique classique d’identité retrouve tous ses droits : la logique d’identité usuelle est un cas particulier d’une logique plus générale qui est la logique dynamique  du contradictoire, rendue nécessaire par une science de plus en plus fine de la matière-énergie.
          En formalisant sa logique, Lupasco s’aperçoit que le « contradictoire », ce qu’il avait appelé « état T » (comme Tiers inclus) est susceptible d’un développement propre. A partir de ce qui est en soi contradictoire il est possible de déployer un troisième devenir entre ceux des actualisations respectives des contraires, et dans ce devenir ce qui est en soi contradictoire au lieu d'être de plus en plus réduit au bénéfice de ce qui est non contradictoire se déploie aux dépens de la non-contradiction. 
          Les analyses de Lupasco montrent que ce devenir rend compte de la matière-énergie microphysique et aussi de la matière-énergie psychique.
          On entend d’habitude par « la logique de l’esprit humain » la logique d'identité avec laquelle l’esprit humain raisonne dans toutes les cultures, étant entendu que l’imaginaire, le mythe, le rêve… ne relèvent pas de cette logique d’identité. Mais « la logique de l’esprit humain » peut être comprise autrement si l’on ouvre la boîte noire du cerveau, et si l'on considère les phénomènes neurobiologiques qui rendent possibles et le raisonnement rationnel et la pensée mythique et l’affectivité : cette fois « la logique de l’esprit » c’est la logique de ces phénomènes et elle fait apparaître des états contradictoires. La logique du psychisme est différente de la logique du vivant : cette dernière est orientée par la néguentropie, la différenciation,  comme la logique du physique l’est par l’entropie, l’homogénéisation. La logique de l’esprit est une troisième dynamique, celle du contradictoire, du Tiers inclus. 17
Lupasco a étudié cette logique du psychisme en s’appuyant sur les connaissances neurobiologiques disponibles, en anticipant celles qui le sont à présent, il a dévoilé les matrices internes, pourrait-on dire, du « contradictoire » [Lupasco,  1974 ]. Mais celles-ci ont des conditions psychologiques, linguistiques et finalement sociologiques, anthropologiques donc, qu’on pourrait dire les matrices externes du contradictoire.

          Lorsque nos deux inconnus M et N  se rencontrent,  ce n’est pas la naissance du langage ! mais celle-ci est rejouée.  Imaginons-les sur un sentier de montagne, loin de toute zone habitée. Entre l’un et l’autre, qui se croyaient seuls, surgit, bref mais intense, un moment d’émotion contradictoire : désir et inquiétude, plaisir et agacement. Cette émotion est immédiatement ressentie comme commune, elle est un « état T » entre eux deux : je sens la conscience de l’autre, sa présence sinon son contenu, aussi immédiatement que la mienne,  nous sentons ensemble, sunaisthanometha. On peut parler de réciprocité primordiale. Mais M salue N : offre d’amitié.  L’actualisation saluer est conjointe en lui  à la  potentialisation être salué. On se souvient que, dans les catégories de Lupasco, la potentialisation est la « conscience élémentaire » de ce qui s’actualise. Pour que naisse une conscience de conscience, contradictoire, cette conscience élémentaire doit être relativisée par la conscience élémentaire antithétique, saluer ; or justement, cette potentialisation, N en face de lui, en est le siège, puisqu’il actualise être salué. Le terme passif être salué n’est pas seulement le corrélat d’une action, comme si M s’amusait à saluer la mer, le soleil levant ou le printemps. C’est un subir qui affecte N, qui permet de définir une intentionnalité, une relation de N vers M symétrique et inverse de la relation de M vers N.

          La réaction de N est immédiate : il actualise ce qui était sa conscience élémentaire, la potentialisation dont il était le siège, saluer,  et il a aussitôt la conscience élémentaire antithétique, être salué. La réponse est instantanée car N, dans la bonne distance, a pris l'initiative en même temps que M : chacun a les deux consciences élémentaires antithétiques qui se relativisent et prennent sens l'une par rapport à l'autre ; il a dans le langage de Lupasco une “conscience de conscience”.... qui est aussi celle de l'autre et qui sans l'autre est impossible.  Les consciences de conscience des deux protagonistes sont elles-mêmes antithétiques puisque les actualisations-potentialisations sont symétriques et inversées : entre elles naît un nouvel état T.
          La réciprocité du salut de M et N n'est pas le retournement d’une relation entre deux termes, mais le retournement d’une relation entre deux relations : les relations de M vers N et de N vers M  et celles, en retour, ou simultanément  de N vers M et de M vers N.
          La réciprocité est ce qui permet d’intervertir les rôles, de changer de place avec le partenaire dans le face à face, mais tout aussi bien dans d’autres structures de réciprocité que le face à face… dont nous ne traitons pas ici.


Conclusion

          Toutes les prestations réciproques entre humains ne se laissent pas ramener à des « échanges » d’objets, ni décrire par la simple réciprocité formelle. La réciprocité des dons et contre-dons par exemple n’est pas une forme archaïque de l’ « échange » , à l’encontre de ce que maintenait finalement Marcel Mauss, malgré toutes ses précautions verbales,18 et malgré les avancées qu’il a permises dans la compréhension de la réciprocité. La règle d’exogamie n’est pas une règle « d’échange » des femmes, soumis au principe de réciprocité formelle, tel que le théorisait Lévi-Strauss, mais, la règle d’alliance inaugurant par excellence avec la règle de filiation, la réciprocité anthropologique, origine de la civilisation. Le langage lui-même ne se laisse pas réduire à un échange d’objets compris par métaphore ou cynisme ou dérision sur le modèle de l’échange marchand 19, ni à une interaction, au sens physique, relevant toujours, et fût-elle dialectique, de la réciprocité formelle.
          La réciprocité au sens anthropologique n’est pas la réciprocité de consciences qui préexisteraient à leur relation mais elle est la relation qui fait de nous des sujets, non des sujets-Rois, non divisés, ces moi illusoires, fantoches,  qui tiennent le haut du pavé, démasqués autrefois par Platon, dont la psychanalyse nous apprend à nous méfier.
          L’anthropogenèse n’a pas eu lieu seulement aux origines de l’humanité. Elle tisse en permanence le lien social, à travers la vie familiale, amicale, associative, sportive, scientifique, politique, numérique… La réciprocité au sens anthropologique et anthropogène, anime aussi l’économie que l’on dit souterraine, parallèle, informelle… que la science peine à reconnaître comme « économie politique », croyant qu’il n’existe qu’un système économique, qu’elle appelle à juste titre « naturel » (système d’interactions physiques ou biologiques), l’économie d’échange. Pourtant même le système économique capitaliste, a été obligé d’admettre en son sein un secteur non marchand, la redistribution de l’Etat, une forme d’organisation de la réciprocité anthropologique.
          Si l’échange est réductible à la réciprocité formelle ou l’interaction, les rapports humains, pour être humains, ne peuvent s’y réduire. Ils relèvent de la réciprocité anthropologique ou anthropogène qui produit un Tiers entre les partenaires, qui produit le sens.


Notes

1 Ethique à Nicomaque, (IX,9,1170 a 29-1170 b13) ou (IX IX 9-10), commenté par  Dominique Temple et Mireille Chabal, [1995, p. 208].
2 Lacan, qui connaissait personnellement Lupasco, a fait connaître le « Tiers inclus » sous le nom de l’Autre (le grand Autre), que les commentateurs interprètent comme l’ordre du langage ou l’Inconscient. Le Tiers inclus de Lupasco est une notion logique, qu'on ne peut ramener à une réalité matérielle ou symbolique (le langage, l'argent, l'Etat, le phallus ,... etc.) mais qui reçoit cependant une interprétation ontologique comme les quatre autres termes de sa logique (actualisation, potentialisation, implication positive, implication négative). Lupasco applique la notion logique de Tiers inclus à la fois au vide quantique et au psychisme.
3On voit apparaître des allusions au « Tiers inclus » sous diverses plumes. De son côté, Lucien Scubla  a introduit la problématique du Tiers dans les sciences sociales dès 1984 dans son séminaire au CREA Logiques de la réciprocité, jamais deux sans trois ? [Scubla, 1985]. Les références sont Lévi-Strauss, Hocard, Girard.  Le Tiers n'y est pas conçu comme le contradictoire mais la question est posée d'une structure ternaire (avec trois partenaires ou avec un Tiers extérieur les surplombant) qui s'imposerait à la structure binaire de la réciprocité.
4 H. Jonas [1993, p. 64]. Les devoirs envers les générations futures ne peuvent se fonder sur aucune sorte de contrat tel que l'exprimerait la boutade : « L'avenir, qu'a-t-il jamais fait en ma faveur ? est-ce qu'il respecte, lui, mes droits ? ». Jonas parle de réciprocité formelle mais de plus n’envisage comme réciprocité que la réciprocité directe, il ne compte pas comme réciprocité la réciprocité ternaire entre les générations qu’avait aperçue Marcel Mauss : les enfants feront pour leurs enfants ce que leurs parents ont fait pour eux. (Dans La cohésion sociale dans les sociétés polysegmentées  (1931) Mauss classe cette structure de réciprocité dans la « réciprocité alternative indirecte ». )
5 P. Legendre [1994, p.81] écarte la « réciprocité » au profit de la réflexivité car il  comprend la première comme la réciprocité formelle, très explicitement coupée du Tiers : « Il faut préciser qu’au niveau de la dialectique spéculaire la réflexivité n’est pas la réciprocité. La réflexivité suppose le détour par un lieu tiers et se joue sur deux registres distincts ; la réciprocité n’est pas ternaire, elle suppose l’interchangeabilité des termes, sur fond d’homogénéité de registre. Exprimée remarquablement par la formule d’une enfant : « mon père me ressemble », la relation de réciprocité est coupée de la problématique du Tiers et met en scène deux pions interchangeables. Dans l’idéologie contractualiste contemporaine, la réciprocité ainsi entendue est devenue valeur politique à travers le discours du sujet-Roi ; elle tend à défaire toute mise en scène du principe d’altérité, fondement de l’écart et de la limite pour le sujet. »
6 Selon Michel Henry [2002], la Parole du Christ condamne la réciprocité « naturelle » dans les relations humaines, parce qu’elle ne fait intervenir, pense-t-il, que les termes de cette relation. Mais il reconnaît une réciprocité nouvelle instaurée par le Christ entre les hommes, et une réciprocité entre le Père et le Fils où le Tiers est l’Esprit.
7Voir infra note 11. Sur les structures, Dominique Temple [1998, p.234-243].
8 Par exemple, chaque fois qu’il évoque la fameuse rencontre des Nambikwara, Lévi-Strauss la justifie par le désir de se procurer grâce à l’échange certains biens convoités : « Les petites bandes nomades des Indiens Nambikwara du Brésil occidental se craignent habituellement et s’évitent ; mais en même temps elles souhaitent le contact, parce que celui-ci leur fournit le seul moyen de procéder à des échanges et de se procurer ainsi les produits ou articles qui leur manquent. Il y a un lien, une continuité, entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses. » [Lévi-Strauss, 1967, chapitre V, « Le principe de réciprocité », p. 78]. La description de la rencontre des Nambikwara, évoquée ici dans Les Structures élémentaires de la parenté, figure dans Tristes Tropiques,  et surtout elle est développée dans La Vie familiale et sociale des indiens Nambikwara.
9 Lévi-Strauss le dit de la nourriture [1967, p.43].
10 Claude Lévi-Strauss [1967,  ch. V,  p.69]. Ce passage célèbre est souvent cité, par exemple par Vincent Descombes [1996].
11 La guerre primitive n’est pas la guerre de tous contre tous, le chaos. Ce n’est pas non plus  le « don du meurtre » comme il est dit pour subsumer la réciprocité négative sous le don. Dans le don c'est celui qui agit, le donateur, qui se dit vivant, dans la réciprocité de vengeance c'est celui qui subit qui  acquiert une âme de vengeance, la conscience d’être vivant.
12  Piaget cite ce passage du Capital avec pour référence : « éd. Kautsky, p. 133, cité par Goldmann, “Marxisme et psychologie ”, Critique, Juin-Juillet 1947, p.119 ».  Le passage de Marx est au livre I, 3° section, ch.VII.
13 D’autres formes de réversibilité existent : la complémentarité (opérations inverses) et la corrélativité.
14 D'après Edward T.Hall, Le langage silencieux.
15 Le « tertium datur » signifie le dépassement du principe du Tiers exclu (Tertium non datur).
Toutes les logiques modales ou polyvalentes  affaiblissent  le principe du tiers exclu. Mais le tiers est généralement  compris comme une  troisième valeur (ou bien toute une échelle de valeurs) en plus de vrai et faux. Si on a  n valeurs,  le principe du Tiers exclu devient le principe du n+1° exclu. Le contradictoire en soi continue d’être exclu. Voir Lupasco[1945]. Il vaut mieux garder l’expression « Tiers inclus » pour ce qui est en soi contradictoire, le sens que lui a donné Lupasco.
16 « A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l'exprime, au signe qui le symbolise : e, par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : non-e  ; et de telle sorte que e ou non-e ne peut jamais qu'être potentialisé par l'actualisation de non-e ou e, mais non pas disparaître afin que soit non-e soit e puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse  (comme dans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur l'absoluité du principe de non-contradiction). »  Lupasco, 1951,  p. 9.
17 On peut le résumer dans un schéma tri-polaire  :
                  Esprit
                      |
    « Mort » ——   « Vie »

    « Mort » : entropie, homogénéisation, inclusion,implication, lumière, continu, onde…
    « Vie » : néguentropie, hétérogénéisation, exclusion, implication négative, matière, discontinu, particule…

18 « Ce qu’on appelle si mal l’échange… » Essai sur le Don,  p. 266, « On peut, si on veut, appeler ces transferts du nom d’échange… »p. 202. « C’est de façon purement didactique et pour se faire comprendre d’Européens que M. Malinowski range le kula parmi les « échanges cérémoniels avec paiement (de retour) » : le mot paiement comme le mot échange sont également européens… » p. 176, note 4.
19 Par exemple dans les analyses où Pierre Bourdieu file la métaphore du marché des idées :  Ce que parler veut dire,  l’économie des échanges linguistiques [1982].




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