¿ Qué será la comunidad universal ?

Mireille Chabal
traduit du français en espagnol par Antonio Colomer Viadel et publié par lui dans
Revista Iberoamericana de Autogestión y Acción Comunal
Segunda Epoca 36-37- Otono 2000
Madrid INAUCO


Que sera la communauté universelle ?


Mireille Chabal

Mai 2000




    Faut-il renoncer à l'universalité quand on réfléchit sur la communauté ? La communauté universelle apparaît d'abord comme une utopie destinée à prévenir la guerre entre des communautés qui se différencient et s'opposent. Mais on conçoit deux objections radicales :

    1- La communauté universelle serait totalitaire, elle supposerait un principe d'uniformisation qui mettrait en péril la diversité des cultures, l'existence des communautés traditionnelles.

    2- Toute communauté supposerait une identité qui se définirait essentiellement par la différenciation vis-à-vis d'autres communautés. Une communauté universelle serait alors une contradiction dans les termes.


    Ces deux dangers, totalitaire et identitaire, s'opposent à un danger inverse, celui d'une différenciation sans limites. On l'illustrera par la mondialisation de l'échange économique. La "communauté universelle" dans cette hypothèse organiserait des individus indépendants, libérés de tout lien communautaire traditionnel. Les cultures, réduites à des folklores et à des marchandises, sont encore une fois menacées. Une idée de la communauté universelle est-elle défendable qui évite ces deux excès, celui de l'homogène et celui de l'hétérogène, et qui donne aux communautés existantes toute leur légitimité ? 


L'excès de l'homogène : le danger totalitaire et le danger identitaire


Le danger totalitaire

    Les deux grands totalitarismes du XX° siècle, le fascisme et le communisme, se sont réclamés d'une idée fusionnelle de la communauté qui supprime le pluralisme. La confusion entre l'union et la fusion est une des plus détestables erreurs de l'histoire. Les partisans du libéralisme qui se réclament d'une "société ouverte", s'imaginent que toutes les communautés sont fermées, totalitaires, puisqu'elles excluent ceux qui n'acceptent pas l'idéal commun. Les défenseurs des communautés voient aussi ce danger et la nécessité que la communauté soit ouverte pour éviter le repli identitaire. Le danger totalitaire guette à plus forte raison la communauté universelle ! L'idée d'un Bien commun posé a priori n'est-elle pas la négation du pluralisme ?

    Si l'on veut défendre la communauté universelle, il faut la dégager de ces caricatures. Le Bien commun qui peut unir une communauté universelle ne peut être un préalable. Il est le produit d'une praxis qui poursuit comme premier objectif le pluralisme, autre nom du respect d'autrui.

    Le respect du pluralisme était déjà ce que défendait le plus célèbre partisan de l'universalisme, Kant, en 1795, dans son Projet de paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden). Il fondait le pluralisme sur une donnée de la nature qui est une tension entre des forces contradictoires : les hommes s'attirent et se repoussent, leur "insociable sociabilité "aurait cet avantage, tout en créant des conflits, de les protéger de la fusion. Si l'on arrive un jour à remplacer entre les Nations l'état de nature par un Droit international, celui-ci restera un droit entre des nations plurielles. Kant soulignait néanmoins la difficulté de faire respecter ce droit en l'absence d'un Tribunal supérieur.

    Les premières institutions supranationales comme l'O.N.U. et les T.P.I. donnent aujourd'hui un début de réalisation à ce droit. C'est ainsi qu'on hésite de moins en moins à parler de "communauté internationale" comme d'une réalité qui existerait, même si c'est pour déplorer aussitôt sa passivité. Par exemple un journaliste écrit : "La communauté internationale a publiquement reconnu vendredi 14 avril son "échec absolu et tragique" face au génocide du Rwanda en 1994. Une repentance collective, exprimée lors d'une réunion du Conseil de sécurité de l'O.N.U. qui n'a pas convaincu Ingvar Carlsson...etc.""La réunion a mis en lumière le double malaise de la communauté internationale face au Rwanda..." (Le Monde, 18 avril 2000). (On trouve le même genre de formulations à propos du "nettoyage ethnique" en Yougoslavie, par exemple.) On parle de la communauté internationale comme d'une personne morale, susceptible de se repentir, de reconnaître son échec, d'éprouver un malaise...On lui reconnaît, dans le discours, suffisamment d'existence pour pouvoir lui reprocher son impuissance. Ce que l'on appelle pudiquement "absence de volonté politique" ne masque-t-il pas les calculs criminels de tel ou tel de ses membres ? Face à ces calculs criminels qu'elle aurait dû neutraliser, la communauté internationale avoue sa défaillance. Remarquons que c'est elle-même, par la voix du Conseil de sécurité, qui se la reproche. Son irresponsabilité mesure son inexistence et son aveu semble entériner l'échec. D'après l'article cité, Ingvar Carlsson, ancien premier ministre suédois, auteur du rapport de la commission d'enquête sur le rôle de l'O.N.U. au Rwanda, estime qu'on n'a pas tiré les leçons de ce rapport, déjà d'autres massacres se préparent, sont en cours. Mais on peut comprendre aussi l'aveu de culpabilité comme une venue à l'existence de la communauté internationale, même si elle est paradoxale. Les actes de repentance stériles ne font pas avancer le droit mondial, mais ils sont peut-être le signe que celui-ci a avancé. Si c'était le cas, l'expression de communauté internationale ne serait pas tout à fait creuse et vaine et ne se réduirait pas à l'expression idéologique d'un "nouvel ordre mondial" dirigé par les U.S.A. autour du F.M.I. et de la Banque mondiale.

    Cependant la communauté universelle est-elle seulement la communauté internationale ? Ou bien faut-il concevoir qu'elle unit des communautés ou encore des individus ?

Le danger identitaire

    Mais d'abord, il faut répondre à l'objection selon laquelle toute communauté aurait besoin d'un adversaire en face d'elle pour se définir, ce qui ferait de l'universalisation de la communauté une contradiction.

    Ce qui fonde la communauté est la réciprocité :  un principe de relations  sociales  qui obligent l'agent à devenir  patient  et le patient agent. Par exemple dans la réciprocité positive le donateur devient donataire et le donataire donateur. Ce principe oblige à cultiver autant la différence que l'identité à l'intérieur de la communauté. Pour pouvoir donner, par exemple, chaque donateur doit cultiver l'originalité de sa production, qui, sinon, n'aurait pas de raison d'être. Ce n'est pas le mimétisme à l'intérieur et la différenciation vis-à-vis des autres communautés qui soude la communauté. Il est vrai, Freud le remarque dans Malaise dans la civilisation, qu'"il est toujours possible d'unir les uns aux autres par les liens de l'amour une plus grande masse d'hommes, à la seule condition qu'il en reste d'autres en dehors d'elle pour recevoir les coups." Mais de cette remarque psychologique, on ne peut faire une théorie de la communauté.

    Toute communauté de réciprocité est déjà une communauté de communautés, puisqu'elle unit des familles. Et l'existence d'une  réciprocité négative entre groupes ennemis permet d'étendre la communauté à ceux avec qui  l'on n'est pas encore en relation de réciprocité positive. Cette forme de réciprocité témoigne d'une passion de réciprocité, puisqu'elle crée même avec l'ennemi un lien paradoxal, un lien de réciprocité de vengeance. Il existe donc des "communautés" beaucoup plus larges que celles qui sont régies par la réciprocité d'alliance. De plus, quand les circonstances sont favorables, la réciprocité négative peut basculer en réciprocité positive. Les cycles de meurtres se concluent sans transition par un mariage. L'histoire récente des communautés amérindiennes et la création des Conseils ethniques  et des fédérations de ces Conseils  étendues à toutes les Amériques 1, montre que des communautés autrefois ennemies peuvent s'allier  sous une forme de réciprocité  encore plus riche que la réciprocité positive  :  la réciprocité  que nous appelons symétrique,  qui procède de la réciprocité positive et négative, en dépassant les imaginaires  du don et de la vengeance. La réciprocité symétrique  est la relation de réciprocité la plus parfaite, celle qui crée "l'amitié parfaite" chez Aristote et l'éthique.

    L'idée que la communauté a besoin d'un adversaire extérieur pour se définir n'est pas fondamentale.

    Le danger totalitaire et le danger identitaire sont deux variantes de la même erreur, qui consiste à croire  que la communauté se fonde sur la ressemblance et  l'identité  de ses membres. Mais le danger opposé existe, qui est celui de la différenciation sans limites.


L'excès de l'hétérogène. Le danger de la différenciation sans limites.


    L'idéologie du libéralisme économique parle de "mondialisation" sans complément pour faire apparaître comme un fait historique ou même une fatalité naturelle la généralisation de l'économie capitaliste. L'absence de complément permet d'entretenir la confusion entre d'une part un fait bien réel, conséquence de la technique et de la science modernes, la transmission instantanée de l'information par internet et l'abolition des distances, et d'autre part le vœu des capitalistes : l'existence d'un seul système économique et la soumission de l'univers à ses lois.Ce système est-il la communauté universelle ?

    Il est difficile de soutenir que l'économie libérale, et plus généralement l'économie d'échange, y compris sa forme collectiviste en voie de disparition, crée une communauté. L'échange est fondé sur la recherche par chaque partenaire de son intérêt, fût-il un intérêt supérieur comme la réalisation d'un idéal. Le seul Bien commun que peut concevoir le système de l'échange résulte de la simple addition des intérêts particuliers. L'autre système, celui qui produit la communauté, est fondé sur la prise en compte a priori de l'intérêt d'autrui : le Bien commun prend un sens éthique, que la défense par chacun de son propre intérêt ne peut créer.2 Le territoire que gagne l'économie d'échange fait alors reculer celui des communautés.

Réciprocité et échange

    Les communautés primordiales ont inventé les structures élémentaires de réciprocité qui permettent d'engendrer les valeurs humaines, on peut dire, donc, en assumant le mot, l'humanité. Comment expliquer cette invention de l'humanité à partir des données de la nature ? On peut se représenter les choses comme Kant en disant que la Nature a providentiellement doué l'homme de sociabilité et d'insociabilité à la fois qui le protègent d'une identification totale à autrui et d'une différenciation totale et qui sont favorables à la civilisation. On peut aussi penser, d'une façon plus précise, que les données biologiques, l'exogamie d'une part, la procréation de l'autre, produisent des confrontations du même et de l'autre d'où jaillit le sens. Les premières structures de réciprocité pérennisent sous la forme de l'alliance et de la filiation ces matrices du sens. Il faut remarquer que ces formes de réciprocité fondamentales existent partout et subsistent dans les sociétés modernes. Les premiers hommes imaginent aussitôt, avec la réciprocité de vengeance et celle des dons, des formes de réciprocité négative et positive qui créent du lien social et du sens, mais qui mettent en jeu de façon excessivement coûteuses, comme dans le sacrifice humain, les forces biologiques élémentaires, la vie, la mort.

    Par la suite, les sociétés vont inventer, à partir du langage et des représentations qu'il rend possibles, des formes de réciprocité plus complexes, moins directement en corps à corps avec les forces de la nature. On peut parler de systèmes de réciprocité, combinant les structures élémentaires en diverses institutions. Les communautés utilisent les différentes structures élémentaires et les différentes formes de réciprocité mais en privilégiant telle ou telle et donc en promouvant préférentiellement telle ou telle valeur, par exemple la confiance par le partage, la responsabilité par la réciprocité ternaire unilatérale...3 Toutes les sociétés qu'on appelle communautés sont des systèmes de réciprocité, qui peuvent par ailleurs faire une place plus ou moins importante à l'échange en particulier à leurs frontières. Dominique Temple a montré que ces systèmes au deuxième degré ( par rapport aux structures élémentaires qui seraient le premier) sont élaborés en fonction de la combinaison de deux grands principes du symbolisme : un principe d'opposition et un principe d'union.4

    Bien sûr il existe toujours des relations de réciprocité dans toute société. Sans cet aspect "communautaire", la société s'effondrerait.5 Ce sont d'abord, on l'a vu, des structures fondamentales, l'alliance et la filiation. Ce sont également des structures modernes de réciprocité comme le service public ou la sécurité sociale qu'on interprète habituellement, par paresse ou par idéologie, dans le cadre de l'échange, mais qu'il faut sans doute repenser en termes de réciprocité.6 Bien plus, il existe dans l'échange lui-même un minimum de réciprocité, sans quoi il se réduirait au pillage.

    Mais dans la communauté la création du lien social signifie que la chaîne des prestations ne peut en aucun cas être interrompue. La réciprocité est hospitalité, ouverture à autrui... à condition qu'il en accepte les règles ! Si quelqu'un arrête de reproduire la circulation du don, il ruine tout le système. L'individu n'a pas le choix de ne pas appartenir au système de réciprocité. Il peut sans doute s'exclure de la société, mais il est alors voué à l'impuissance sinon à la mort sociale et s'il construit un autre pouvoir que celui de la réciprocité, sur l'échange, il devient l'ennemi irréductible de la communauté... Avec l'échange, il a le sentiment de découvrir une liberté individuelle, une liberté qui n'existe pas dans la réciprocité traditionnelle mais il détruit la communauté parce qu'il détourne le mouvement du don par la propriété privée.

    La liberté individuelle telle que se la représente la philosophie libérale permet à chacun d'agir selon ses intérêts (dont la réalisation de ses idéaux fait partie) sans être contraint par aucune obligation préalable, c'est-à-dire en fonction de ses capacités et de ses dons, non pas nécessairement de façon égoïste car il n'y a aucune raison de supposer qu'un individu désire a priori cesser d'être humain, mais au contraire dans le souci d'épanouir son humanité, y compris ses penchants altruistes, s'ils font partie de son idéal. Il peut même choisir telle ou telle relation de réciprocité où il peut enrichir sa spiritualité.

    Mais le libéralisme se veut la seule philosophie moderne et fait la critique de la communauté. On peut lui accorder que les hommes sont constitués par les valeurs produites par la communauté. Ils sont compatissants ou courageux, Dalaï Lama ou Che Guevara sans possibilité de choix... et toute communauté envisagée comme une totalité disposant de priorités de valeurs ou de référents, apparaît comme une entrave à la liberté individuelle.

    L'individu de la société moderne, "désencombré" (unencombered) suivant l'expression pittoresque de Michael Sandel, c'est-à-dire délivré de tout lien communautaire, n'a plus avec ses semblables, y compris les plus proches, que des rapports d'échange, destinés à accroître son moi, ou, du moins, il est convaincu qu'il en est ainsi, quand on l'interroge sur ses motivations. Un tel individu a acquis une indépendance bien réelle. Mais pour parler de liberté, il faudrait pouvoir montrer qu'il n'est pas seulement un moi, voué au culte du narcissisme, mais qu'il est un sujet responsable.

Limites de la liberté libérale

    La liberté de l'individu rend possible de choisir le primat de son intérêt propre. Selon le libéralisme, le principe du choix d'un idéal est dans l'individu... En réalité tout le système de l'échange détermine le choix en sens contraire de celui de la réciprocité. Aussi élevée que soit la conception qu'un individu a de son "intérêt", on ne voit pas comment le principe de l'individualisme pourrait générer le souci de responsabilité vis-à-vis d'autrui. Aucune théorie libérale n'a réussi pour l'instant à montrer comment la liberté individuelle de l'échange pouvait se concilier avec le principe de responsabilité.

    Le libre-arbitre séparé de la responsabilité peut se retourner contre la matrice de la liberté elle-même. Retourner la réciprocité en son contraire est un choix qui est une possibilité pour le libre-arbitre. Si cette possibilité n'existait pas, on ne pourrait parler de liberté humaine. Pourtant ce choix détruit la matrice des valeurs humaines, à commencer par la conscience et le libre-arbitre lui-même. Le choix contre la réciprocité est en réalité un choix contre la liberté et un choix en faveur de la nature, son identité individuelle ou sa race : à la limite il est le choix de la force contre celui de la conscience humaine lequel nous a valu le national-socialisme...un choix contre la raison mais que des hommes ont pratiqué. On peut donc vouloir l'impensable, on peut vouloir détruire la communauté universelle... Cette perspective oblige donc à abandonner l'idée de construire l'éthique sur la notion d'intérêt.

La liberté responsable

    Pour accéder à la responsabilité, l'individu doit se libérer de l'enchaînement à lui-même. La liberté individuelle s'épanouit en responsabilité lorsqu'elle est individuation de l'humanité, produite par la réciprocité. La structure de réciprocité qui permet cette individuation est la réciprocité ternaire unilatérale (ABC).
Le donateur qui donne d'un côté à un partenaire et reçoit de l'autre d'un autre partenaire a les deux consciences antithétiques de donateur et donataire. Qu'ajoute la structure ternaire à la réciprocité ? Le donateur assume lui-même une position centrale qui lui permet d'être simultanément dans la situation de chacun de ses deux partenaires et acquiert pour lui-même la conscience de conscience qui en est la juste mesure. Cette position centrale détermine donc une conscience de conscience individuelle qui en même temps prend nécessairement en compte la situation exacte d'autrui. La position de tiers intermédiaire confère l'initiative dont dépend que la relation de réciprocité ne disparaisse pas. La liberté devenue individuelle est ainsi responsabilité. Qu'apporte enfin l'unilatéralité ? Elle distingue cette structure ternaire qui crée le sentiment de responsabilité d'une autre, bilatérale (ABC, CBA), qui produit le sentiment de la justice. Le tiers intermédiaire dans ce dernier cas a le souci d'équilibrer par exemple le don de l'un avec le don de l'autre.

    Pour illustrer l'unilatéralité, nous prendrons l'exemple d'une structure ternaire qui est universelle et qui, indiscutablement, est unilatérale et produit la responsabilité : la réciprocité de filiation. Les enfants devenus parents feront pour leurs enfants ce que leurs parents ont fait pour eux. Devenus adultes et parents à leur tour, ils ne cessent pas d'être enfants de leurs parents. Chacun a donc les deux consciences antithétiques d'être parent et enfant, comme le donateur qui reçoit d'un côté et donne de l'autre. La réciprocité de filiation est ternaire puiqu'elle implique au moins trois générations. Elle est reproduite à chaque génération, sans quoi la civilisation ne pourrait subsister. Elle est dans le temps, entre les générations et va toujours de l'avant, interdisant aux parents d'accaparer leurs enfants. Nous l'appelons réciprocité ternaire diachronique. 7Ainsi la réciprocité ternaire unilatérale produit une conscience qui est responsabilité, et dans la relation de filiation, une responsabilité envers les générations futures. Or celle-ci est un souci majeur de la communauté universelle. Cet impératif catégorique de transmettre à nos descendants une planète qui soit habitable suffirait à lui seul à justifier, sous forme d'exigence éthique commune, une communauté universelle.8


Conclusion

    La communauté internationale se cherche, advient à l'existence, à travers l'avènement  d'un Droit mondial, pour le moment encore balbutiant et non dégagé d'une phase de culpabilité, décevante mais peut-être inévitable pour la prise de conscience d'une responsabilité.

    Cependant la communauté universelle se cherche aussi. Elle est plutôt celle des peuples, celle des individus et de leurs communautés. L'aspiration à une liberté plus grande est en rapport avec la modernité, celle de la science, de la technique et de la démocratie, et ces trois conquêtes ne peuvent être revendiquées par le libéralisme économique seul comme ses œuvres. Cela demanderait une longue analyse dont on devine la clé : la raison elle-même, sauf si on la réduit comme les philosophes utilitaristes au calcul, a pour matrice la réciprocité. Cela signifie qu'elle n'est pas faculté innée de calcul qu'on applique à ses intérêts, mais qu'elle naît, comme la conscience, de la compréhension mutuelle. Le dialogue, la relativisation de nos imaginaires grâce à leur confrontation mettent  par eux-mêmes en relation de réciprocité  symétrique des univers psychiques. Le progrès de la connaissance et de la raison relève de ce dialogue. La communauté qui semblait fermée par son imaginaire s'ouvre par le symbolique. Ce n'est pas en épurant le symbolique de ses sources imaginaires qu'on le fait grandir, c'est en confrontant les imaginaires qu'on les sublime et les fait exploser par exemple dans l'art. L'art, l'éthique, la science sont déjà les œuvres de la communauté universelle.


    Désormais il devrait être possible de rapprocher la notion de la liberté que défendent les libéraux et celle que défendent les communautariens. La réciprocité communautaire pourrait de plus en plus être produite à loisir, grâce à la raison et à la réflexion. Celles-ci nous conseillent de construire la communauté universelle à partir des communautés existantes, qui ont su trouver et cultiver des valeurs différentes. La liberté comme fruit de la genèse, autorise le choix d'appartenir au système de réciprocité pour lequel chacun dispose du plus grand nombre de dons ou de capacités, un peu à la manière des moines du Moyen-Age qui choisissaient dans les divers ordres religieux de leur temps les structures adéquates à la réalisation de leurs dons. Les systèmes de réciprocité pourraient être des systèmes où l'on peut entrer et dont on peut sortir. Les diverses communautés seraient l'épanouissement de la communauté universelle.



Notes


1- Voir  Dominique Temple, Juin 1999, Aperçu rétrospectif sur les luttes indiennes d'Amazonie (1970-1999)

2- Comme exemple contemporain de philosophie libérale, on peut prendre le raisonnement de Nozick, rapporté par Sandel (Le Libéralisme et les limites de la justice, Seuil, 1999 pour la trad. française) : on ne peut sacrifier un seul individu pour le bien commun parce que celui-ci n'existe pas. La thèse est bonne mais pas l'argument ! Je peux décider de me sacrifier pour le bien commun car il existe, mais c'est tout autre chose de sacrifier autrui ! Sacrifier autrui pour un bien commun... dont je bénéficierais et pas lui est la destruction même du bien commun. En revanche choisir de me sacrifier pour un idéal qui en vaut la peine, c'est faire exister cet idéal.

3- Voir Dominique Temple, "Comunidad y reciprocidad", Revista Iberoamericana de Autogestion y Accion Comunal (RIDAA) N° 35-36-37 Otono 2000. Et "Le principe du contradictoire et les structures élémentaires de réciprocité", La Revue du M.A.U.S.S. semestrielle n°12, 2° semestre 1998, Paris, La Découverte.

4- Voir Dominique Temple, Les deux Paroles

5- Ce qui unit toute société est la koinônia, terme aristotélicien que l'on traduit habituellement par communauté, mais que les traductions latines de La Politique traduisaient soit par communitas soit par societas. Un spécialiste contemporain (E.Lévy) remarque qu'il traduit par communauté mais qu'un terme plus vaste et plus neutre comme société conviendrait mieux. (D'après Philippe Raynaud et Stéphane Rials (sous la direction de ), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, P.U.F.)

6- La praxis doit s'appuyer sur la théorie pour arracher au règne de l'échange, fondé sur l'intérêt, des territoires pour la réciprocité, fondée sur le souci d'autrui. On peut d'ores et déjà découvrir d'immenses territoires que, par manque d'imagination, on a abandonné à la théorie dominante. A force (sous prétexte de ne pas paraître naïf) de lui laisser le champ libre, on sous-estime, dans les sociétés modernes, le domaine de la réciprocité. C'est ainsi qu'on peut repenser la redistribution de la part de l'Etat en termes de réciprocité centralisée ou de partage,sans préjuger de sa récupération par le capitalisme.

7- Dans « La cohésion sociale dans les sociétés polysegmentées » (1931) Mauss reconnaît cette structure de réciprocité et la classe dans la « réciprocité alternative indirecte ».Voir Mireille Chabal, " Le Nom de la Mère", La Revue du M.A.U.S.S. semestrielle, n° 12, 2° semestre 1998.

8- Hans Jonas a voulu reformuler l'éthique autour du "Principe Responsabilité" en considérant que l'idée classique de réciprocité est en échec sur ces questions nouvelles : aucun contrat n'est possible avec les générations futures, qui ne feront jamais rien pour nous. On voit dans l'argumentation que la réciprocité est comprise comme forcément bilatérale et confondue avec un échange. La réciprocité ternaire semble être reconnue seulement par les anthropologues.